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Trois kilomètres de vase et une île flottante

Vous avez déjà pensé à vivre sur une petite île déserte ?

Si oui, vous rêvez certainement d’une île avec des cocotiers, du sable et une mer turquoise – l’eau devrait être à 28° C et il y aurait des petits 🐟🐠 colorés partout dans les récifs coralliens – ou alors vous vous imaginez une île avec des montagnes, des cascades phénoménales et des forêts pleines d’animaux exotiques. Je vous comprends totalement.

Et pourtant, il y a encore une autre sorte d’îles que vous devriez mettre sur la liste de vos rêveries escapistes.

Celle dont il est question ici se trouve si près des côtes de la mer du Nord qu’on peut y aller à pied (et oui, c’est étrange mais vrai !), donc ce n’est pas la mer à boire ni le bout du monde. Cependant, elle a un caractère si minimaliste et si esseulé que vous aurez peut-être du mal à vous imaginer que certaines personnes puissent y vivre pour de bon. Quelques heures (ou même minutes selon votre naturel) vous suffiront pour vous sentir isolés du monde ce qui est paradoxal car à moins d’avoir un accident de parcours comme Robinson ou Chuck Noland, on va sur une île pour prendre du recul et trouver une certaine sérénité. Pour faire une séance d’ermitage en quelque sorte.

De toute façon, un séjour prolongé serait difficile. Aussi, comme un oiseau migrateur, vous serez plutôt de passage. Juste le temps d’un bon café bien chaud, d’une belle part de gâteau et d’une petite promenade rien que pour vous imprégner des lieux.


Le temps d’un bon chocolat chaud et d’une petite gaufre sur la terrasse de l’auberge

La « Hallig »* de Nordstrandischmoor

*Bon à savoir : Au contraire des îles qui sont constituées de terre ferme, une Hallig (pl. Halligen) repose sur un amalgame de sédiments. Hal- vient du mot ‘sel’ et -ig veut dire ‘plat’ ou ‘plan’.

L’île dont je vais vous parler se trouve dans la mer des Wadden, c’est-à-dire au milieu d’un grand parc national inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO — sur les côtes frisonnes de la mer du Nord. L’eau qui l’entoure n’est jamais turquoise. A marée haute et quand le soleil brille, elle a des reflets bleus mais à vrai dire, elle est plutôt connue pour ses tons gris. Pas de récifs ni de plage où on pourrait enfoncer ses doigts de pieds dans du sable tout blanc mais des rangées de piquets en bois bien rectilignes qui font barrage et de la vase noire dans laquelle on s’enfonce jusqu’aux mollets. Quant à la végétation, pas l’ombre d’un arbre – par contre, tout un tas de petites plantes toutes rases d’un joli vert doyant 😉. Les animaux ? Des moutons, quelques bovins, deux ou trois poneys et des milliers d’oiseaux.


Le point culminant de l’île se trouve à 6,4 mètres d’altitude depuis que le terp a été rehaussé en 2019. Pas moins de 75’000 tonnes de sable ont été réparties autour de la ferme située au nord.

Ce « rêve flottant » comme Theodor Storm, grand écrivain allemand originaire du Nord, décrivit l’archipel des Halligen au XIXe siècle, s’appelle Nordstrandischmoor. A l’instar de ses voisins, il est le produit des courants marins. L’une après l’autre, les vagues ont superposé, déplacé, accumulé tout un tas de dépôts limoneux près des côtes, créant des terres ou les faisant disparaître au fil du temps. On ne sait pas trop combien d’îlots se sont formés ainsi avant de disparaître à nouveau mais en 1700, à l’époque des premières cartes, plus d’une centaine existait, certains grands et peuplés, d’autres minuscules et inhabités.

L’île de Nordstrandischmoor fait 1,9 km² et compte actuellement 22 habitants répartis sur cinq habitations et quatre terps, mais il fut un temps où elle était rattachée à Strand, une île jadis très vaste qui se morcela avant d’être sapée par la mer en 1634. Inhabitée à l’époque, Nordstrandischmoor formait la partie nord de Strand d’où son nom de Nordstrand(isch), c’est-à-dire « Nord de Strand« , et Moor qui signifie « tourbe » puisque cet endroit servait de tourbière. Depuis, notre petite île a perdu deux tiers de sa surface mais depuis 1934, elle est reliée au continent par une digue sur laquelle circule une toute petite voie de chemin de fer, la Lorenbahn. Malgré sa petite taille (les Frisons du Nord l’appellent amoureusement Lüttmoor donc « Petite Tourbe »), elle fait néanmoins partie des « grandes Halligen ».


La côte se profile au loin, sur le continent : une digue et des centaines d’éoliennes. Dans les prés salés, les oiseaux migrateurs viennent par milliers au printemps et à l’automne.

Aujourd’hui, à côté des îles de la mer du Nord telles que Pellworm, Amrum et Sylt, il n’y a plus que dix Halligen mais depuis les tempêtes dévastatrices des années 1950 et 1960, on sait que toutes ces terres qui bordent la côte ont leur importance. Du coup, on veille au grain (si je peux me permettre le jeu de mots) car d’un côté, elles sont les terres les plus exposées du littoral, donc très fragiles, de l’autre, elles protègent la côte frisonne puisqu’elles font office de remparts naturels, de « Wellenbrecher » comme on appelle les brise-lames en allemand.


Ce poteau placé près de l’école permet de s’imaginer le niveau atteint par la mer pendant les grandes tempêtes. 30 fois par an, Nordstrandischmoor se transforme complètement. Un phénomène impressionnant et unique dans le monde entier ! Regardez quelques photos du « Landunter » sur internet et vous comprendrez ce que j’entends par là.

En contrepartie, la digue qui sert de cordon ombilical à Nordstrandischmoor permet non seulement aux habitants de se ravitailler au quotidien mais elle protège aussi la Hallig des courants en bloquant les sédiments.

Donc, en arrivant sur la digue, vous verrez la silhouette de Nordstrandischmoor à trois kilomètres des côtes et une sorte de petite route ferroviaire qui se perd vers l’horizon, en direction de l’île. Ne vous attendez pas à une île dans le genre rocher breton bien tranché avec des reliefs granitiques. Non, vous aurez plutôt quelque chose de plat devant vous. Une bande de terre vert foncé. Atypique. Anthracite. Austère. Du moins en contre-jour.


En route vers la Hallig, la silhouette de Nordstrandischmoor se dessine. Deux personnes marchent dans la même direction, devant nous. L’horizon s’étire comme une lame de couteau pendant que le ciel immense joue au yoyo avec les nuages. Un paysage minimaliste fait de contrastes primaires.

A l’œil nu, on distingue quatre élévations, des terps ou « Warften », et sur les terps, des maisons, comme des pics rocheux posés çà et là sur des petits plateaux. Une île mystérieuse qui paraît loin sans l’être vraiment car plus on s’en approche et plus elle semble reculer et s’aplatir.


A mi-chemin, Nordstrandischmoor paraît encore loin. Derrière, un ciel d’orage assombrit encore plus les contours de l’île. Posés sur la vase, des bateaux attendent la marée haute avec leur matériel de construction.

Si vous vous trouvez sur cette côte l’été et que le soleil brille bien fort, vous assisterez également à un effet fantastique car les Halligen ainsi que leurs habitations aiment alors se transformer en OVNI. Elles semblent planer au-dessus de l’eau. Un « rêve flottant » quoi !


La petite Hallig de Süderoog se trouve à quelques kilomètres de la péninsule d’Eiderstedt. Dans cette maison flottante vit une jeune famille : un papa, une maman et leurs deux petites filles.

A pied dans la vase…

Alors, envie d’y faire un tour ? Vous vous demandez peut-être comment on fait pour aller sur cette île ?

Comme dans la plupart des cas, il y a un bateau qui fait le trajet. Il part de la presqu’île de Nordstrand mais sincèrement, ce serait dommage de le prendre car il y a un autre moyen de locomotion bien plus aventureux et plus typique : la « Wattwanderung » !

Cette marche à pied qui part directement de la digue demande simplement un coup de fil ou un petit e-mail, de bonnes chaussettes et de l’huile de mollets. Ce que les Allemands appellent « Wattwanderung » est une activité très prisée sur la côte frisonne. En grande majorité, elle est proposée par des organismes chargés de la protection de la nature. « Wanderung » signifie ‘randonnée’ alors que « Watt », c’est le sol vaseux que vous découvrez à marée basse lorsque la mer se retire sur des kilomètres.


Voilà à quoi s’attendre quand on fait une « Wattwanderung » ! Parfois, on marche dans l’eau d’un chenal (Priel), parfois, la vase est assez dure…

… mais en général, sur deux tiers du « sentier » qui mène à Nordstrandischmoor, il faut marcher dans une vase assez profonde. Aussi, les guides conseillent de porter des chaussons de surf appelés « Beachies ». Petit test de notre part : Des chaussettes serrées font l’affaire aussi mais la vase rentre vite dedans et au bout de trois ou quatre kilomètres, vous les aurez certainement troués.


En général, ce genre de randonnées dure une heure et demie et permet – aux touristes surtout – de se promener sur cette étendue humide en compagnie d’un biologiste qui montre toutes les petites bestioles de la côte, les « Small Five » en l’occurrence : l’arénicole, la coque, le crabe vert, la crevette et, last but not least, un tout petit escargot qui vit dans la vase et dont la bave et le caca (!!!) jouent un rôle très important dans la constitution du paysage car ces derniers servent de colle aux sédiments.


Voici l’un des « Small Five », l’arénicole. Pendant la visite, les guides montrent les habitants de la côte. Rien de très nouveau pour les Bretons mais sympa quand même !


Autant vous dire qu’il faut être prudent quand on décide de faire une balade dans la vase. Le chemin à parcourir entre la digue du Beltringharder Koog et Nordstrandischmoor s’envase un peu plus tous les ans. Aussi, j’ai préféré faire appel à une spécialiste native de la région qui propose cette randonnée hors du commun et classée « noire », c’est-à-dire sportive : cinq heures de promenade à patauger dans la vase de l’estran, à traverser des chenaux remplis d’eau ainsi que les carrés de fascinage de l’île avant de profiter de Nordstrandischmoor en elle-même.


Là où la vase devient plus ferme, on se retrouve devant les bateaux qui attendent la marée montante.

En arrivant sur les bords de la Hallig, la vase redevient noire et plus profonde. Entre les fascines, à l’abri des vagues, la salicorne ainsi que d’autres plantes halophiles poussent et même fleurissent. Un vrai spectacle au mois de juillet !


A la clé, vous aurez accès à une expédition en pleine nature : d’un côté, la sensation indescriptible de marcher en chaussettes mouillées dans une vase qui glisse sous les pieds et qui rend la marche un tantinet bancale, les mollets qui se battent en duel avec les courants, l’effort physique mais de l’autre, l’agréable surprise de constater que cette vase n’est pas froide pour autant et que cette marche est faisable tout de même. A l’arrivée, vous aurez le réconfort de la douche de pieds (Vive la paire de chaussettes sèches et les chaussures dans le sac à dos !), un bon petit repas sur la terrasse du restaurant (sans guêpes !) et l’impression d’avoir mérité VOTRE île déserte sans être un Robinson pour autant.


A l’arrivée, autant dire que vos petons auront besoin d’une bonne douche.

Une fois sur l’île…

A Nordstrandischmoor, on n’y reste qu’une heure ou deux en général.** Le temps de se reposer de la marche, de manger un peu aussi et d’aller voir une des plus petites écoles d’Allemagne ainsi qu’un cimetière perdu dans les prés salés.

**On y reste peu à moins de louer un des quelques appartements, évidemment. Par mauvais temps, l’auberge a une grange dans laquelle on peut visionner un film sur le « Landunter » pour 1€.

L’école

L’école de Nordstrandischmoor accueille à nouveau 4 (!) élèves depuis cet été. Le nouvel instituteur qui assure toutes les matières de la primaire aux dernières classes de collège vit dans la maison où les cours ont lieu. Lorsqu’on a un « Landunter » ici, l’école se transforme en tout petit îlot. Alors, les enfants ne peuvent plus venir à l’école. Ces jours-là, ils reçoivent leurs cours par e-mail. Au fait, l’école sert également d’église.


L’école est installée sur l’Amalienwarft. Juste à côté, les quatre enfants ont une belle aire de jeux rien que pour eux.

Le cimetière

Le cimetière de Nordstrandischmoor se trouve au milieu des prés salés. On peut y accéder en longeant l’école. Ici, pas une croix. S’il n’était pas délimité par des chaînes, on ne le verrait pas. Comme il est entouré d’un fossé, il faut traverser un petit pont en bois, comme à d’autres endroits dans les prés salés. Isolé, plat et vert – comme le paysage ! On y trouve juste un carré d’herbes de 15 m² avec des vieilles plaques blanches encastrées dans le sol.

Depuis 1926, plus personne n’est enterré dans ce cimetière. Les défunts reposent au cimetière de Nordstrand mais au milieu de cet îlot, une pierre en granit sobre et moderne a été installée. Le tailleur de pierre y a gravé une bande en spirale qui part du haut et fait le tour de la pierre en descendant jusqu’au sol. Des petites plaques commémoratives collées les unes à côté des autres s’enchaînent, symbolisant le lien fort qu’éprouvent les habitants pour leur terre d’origine et leur parenté.



La dernière plaque est celle de Frieda Kruse qui fait partie d’une famille vivant ici depuis 300 ans***. Elle fait aussi partie des personnes qui ont connu Nordstrandischmoor sans train (1934), sans eau courante ni électricité (1975). Avant la création de la digue du Beltringharder Koog, il fallait faire 7,5 kilomètres dans la vase de l’estran rien que pour aller jusqu’à la côte. La ville, c’était bien plus loin encore, dit-elle dans un reportage. Ses descriptions des « Landunter » de 1953 et 1962 montrent à quel point certaines tempêtes peuvent devenir dramatiques pour le cheptel et de quel courage les habitants doivent faire preuve dans ces situations extrêmes.

Qui veut en savoir plus sur les conditions de vie des côtes frisonnes, entre autres de celles des Halligen, devrait faire un tour au musée de la Frise du Nord à Husum. Vous trouverez mon petit topo sur le Nordfrieslandmuseum ici. L’histoire de Rungholt, elle, permet de se rendre mieux compte de la fragilité du littoral frison.

Comme presque tout sur cette île, le cimetière est inondé régulièrement par la mer – c’est certainement une raison pour laquelle il a un rôle plutôt historique et symbolique de nos jours.

***Vous vous posez des questions sur les rentrées d’argent des « Halliglüüd » en général. En fait, ils ont souvent un petit cheptel (qui est strictement réglementé puisqu’il s’agit d’espaces protégés) mais cela ne suffit pas. Ils accueillent également des touristes et dans le cas de Nordstrandischmoor, ils sont employés par l’État. Toute l’année, ils entretiennent les côtes et surveillent les migrations aviaires ainsi que la reproduction des oiseaux de mer.

Les prés salés

Avant de repartir, vous aurez le temps d’observer les moutons qui suivent le mouvement. En regardant toutes ces étendues vertes, imaginez que trente à quarante fois par an, les habitants vivent ce qu’on appelle le « landunter ». Alors, le niveau de la mer monte tellement pendant la tempête que finalement, il ne reste plus de cette Hallig que les terps et leurs maisons – quatre petits mondes habitués à être recroquevillés sur eux-mêmes. Plus moyen d’aller sur le continent. Alors, la voie de chemin de fer est sous l’eau. Néanmoins, les habitants y voient un avantage. Les terres que vous voyez devant vous profitent des inondations car ces dernières représentent un apport en sel et en limon même si elles peuvent causer aussi des pertes chez les oiseaux de mer qui font leurs nids entre les herbes.



Histoire de rails

Sincèrement, je ne sais pas si c’est l’occasion qui a fait le larron mais notre groupe était en train de rentrer vers le point de départ en marchant entre les rails de la digue (ce ne sont pas les trains qui courent les rues) lorsqu’un habitant nous a rattrapés avec son petit train, nous proposant de monter. Ainsi, nous avons eu le droit de faire les trois derniers kilomètres sans utiliser nos plantes de pieds fatiguées.


Voici la gare de Nordstrandischmoor. Terminus ! Tout le monde descend ! Chaque famille a sa « Lore » privée. Pendant notre séjour sur l’île, une vieille voiture toute cabossée (et sans plaque d’immatriculation) ainsi que deux tracteurs nous ont croisés. Sinon, tout se fait à pied ou en vélo. De l’autre côté, sur le continent, la ligne de chemin de fer s’arrête derrière la digue où les habitants ont des garages pour leurs voitures.

L’expérience est hilarante car cette voie est loin d’être plane et les rails pas toujours en parallèle. Dans un crissement strident et après quelques secousses intempestives, le véhicule s’est arrêté pile poil en bas de la digue, à cinquante mètres du parking. Vu notre poids total, il n’aurait peut-être pas pu monter la côte avec nous. Finalement, tout le monde a donné un petit bakchich, heureux de pouvoir rentrer au bercail aussi facilement.


A marée basse, il est possible de marcher le long des rails mais à marée haute, je ne recommande pas !

Infos pratiques

La « Wattwanderung » commence derrière la digue au niveau d’un kiosque appelé « Schiff ahoi » à Lüttmoorsiel. En bas de la digue, côté mer, il y a une « plage » et à quelques dizaines de mètres sur la gauche, vous trouverez la voie de chemin de fer.

Pour accéder au parking, utilisez au mieux le tomtom (Lieu : Reussenköge; ensuite cherchez le panneau Lüttmoorsiel qui vous fait passer entre les deux lagunes du Beltringharder Koog).



Pour faire cette randonnée (8€ pour les adultes, 4€ pour les enfants), nous avons fait appel à une guide de l’organisation wattlaufen qui propose des rendez-vous aux heures de marée basse. Je profite de l’occasion afin de dire merci à Ellen pour cet après-midi exceptionnel !

A mettre dans le sac à dos : une bouteille d’eau, une serviette, des chaussures de marche et une paire de chaussettes, un sac plastique pour les chaussettes (en néoprène), une casquette ou un coupe-vent (selon le temps), un masque pour passer sa commande dans l’auberge (covid). Les chaussettes en néoprène ont l’air pratique mais comme je l’ai signalé en haut, de vieilles chaussettes de sport bien serrées font l’affaire aussi.

A faire dans le coin

Sources