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Le monstre de Rungholt

Au fond de l’océan, au calme des ténèbres
sommeille un monstre énorme aux ambitions funèbres.
Ni mâle ni femelle, lové dans les abysses,
il dort d’un œil ouvert, cherchant l’instant propice.

Et lorsqu’il prend ombrage, cet œil combien sauvage,
il fait claquer sa queue, inonde les rivages.
L’eau gicle — les vagues font rage.
Détruit toutes les villes ! Grand Dieu ! Quel saccage !
On pleure son fils, sa mère, son frère ou son ami.
Ni homme ni bête — personne n’a plus d’abri.

Alors, pendant que les hommes tremblent et se redressent,
le monstre, calmé par cette faiblesse,
repose sa tête, referme son œil,
soupire un peu, en demi-deuil.

S’endort,
cent ans peut-être,
mais d’un seul œil.

Le traître !

M.B. (2020)

Dragon ou baleine ?

Dans la mémoire collective des peuples, il y a des dates charnières qui marquent l’histoire parce qu’elles évoquent un Avant et un Après. Celle dont il est question ici est synonyme de malheur et de traumatisme. Il s’agit de la ‘Grote Mandränke’, d’une nuit de cauchemar où d’après la célèbre ballade de Detlev de Liliencron, un monstre furieux est apparu au bord de la mer du Nord. Aujourd’hui encore, on peut voir ses empreintes dans la vase de l’estran ainsi que dans le paysage côtier actuel.

Ce monstre ressemblait-t-il à une baleine ou à un dragon ? Personne ne le sait trop mais selon le poète, sa tête est couchée au bord des rives de la Grande-Bretagne, quant à sa queue, elle repose le long des plages brésiliennes et quand il se réveille, il peut déchaîner l’océan entier, transformer les vagues en un troupeau de chevaux qui piétinent tout sur leur passage. La ville de Rungholt aussi…

La ville engloutie de Rungholt

Avant le 16 janvier 1362, il y avait encore une ville du nom de Rungholt sur le littoral. La côte était alors morcelée. Partout, une multitude de petites îles et presqu’îles, comme des lentilles faites de terres et d’herbes fertiles au ras de l’eau. Sur l’île de Rungholt qui était connue au Moyen-Age pour son commerce, les chaumières bâties sur des terps (des ‘Warften’ en allemand) étaient entourées de vastes prés salés, les hommes et les animaux se sentaient protégés des grandes marées par des digues hautes de deux ou trois mètres. Il y avait au moins une église qui servait de collégiale, un bon nombre de puits ce qui prouve que Rungholt était assez grand. Difficile d’estimer combien d’habitants vivaient ici : 1000 ou 2000 peut-être. On était en train de se remettre de la peste qui venait de sévir dans les familles mais le commerce allait néanmoins bon train. Les gens vivaient essentiellement de leurs récoltes, du bétail et du sel qu’ils récoltaient dans la tourbe avoisinante. Peut-être un peu comme les habitants des Halligen plus tard. Le 15 janvier, une tempête d’hiver arriva sur l’île. Ainsi, la nuit tomba sur Rungholt, c’était l’Avant.

Après, lorsque le soleil se leva, Rungholt avait disparu. La mer était déboîtée, le village désarticulé. Partout, des corps inertes. Le ‘Blanker Hans’ était passé et avait tout rasé, tout saccagé sur son passage.


Maquette d’un terp détérioré après une onde de tempête. Musée de la Frise du Nord à Husum.

Après cette tempête meurtrière, les survivants essayèrent de récupérer leurs maigres biens mais ils avaient compris la leçon. Il n’était pas question de rester dans cet endroit de malheur.

Ainsi, peu à peu, les vestiges laissés à l’abandon disparurent au gré des marées, recouverts par la vase, emportés par les courants. Jusqu’à ce que plus personne ne sache exactement où se trouvait Rungholt quelques siècles plus tard. Au XIXe siècle, la ville avait complètement disparu et son histoire faisait partie des légendes. L’île était devenue une seconde Atlantide, une autre Vineta. On parlait d’une ville resplendissante, fortunée mais d’habitants imbus de fierté et d’orgueil. Surtout, on partait du principe que Dieu les avait punis pour leur hybris et leur blasphème.


La mer du Nord à marée basse (au sud de Husum). De la vase à perte de vue.

Lorsque Liliencron écrivit son poème, il créa un nouveau mythe, celui du ‘Blanker Hans’ et c’est grâce à cette publication que l’histoire de Rungholt se raconta dans toute l’Allemagne.

Alors, des générations entières furent obligées de réciter cette belle ballade aussi fantastique que dramatique et c’est ainsi que le terme de ‘Blanker Hans’ qui avait déjà été utilisé par Anton Heimreich dans sa chronique régionale de 1666, devint populaire. Soudain, la Grote Mandränke comme on l’appelait dans le Nord, la « grande tempête où les hommes se noyèrent » avait un nouveau nom : le ‘Hans dégainé/nu’. Plus moderne, plus parlant. Un peu comme nos tempêtes d’aujourd’hui.

Suite à cette tragédie qui engloutit au moins sept autres villes et qui chamboula la côte — selon les sources historiques (qui ne sont pas forcément fiables), jusqu’à 100.000 hectares de terres disparurent et 200.000 personnes périrent dans les flots —, on se retrancha plus loin dans les terres, laissant tout Rungholt dans la vase. Dès lors, on se concentra sur la construction de digues plus efficaces.

Alors qu’en 1623, on trouvait encore tout un tas d’objets en se promenant dans la baie de Nordstrand à marée basse, pendant très longtemps, Rungholt disparut. Ce n’est que dans les années 1920 qu’il refit surface. Grâce aux courants qui dispersèrent la vase. C’est d’ailleurs ce qui rend l’archéologie marine si aléatoire.

Un certain Andreas Busch, agriculteur de son état, réussit à trouver l’emplacement de l’ancienne île le 16 mai 1921. La mer était bienveillante car pour ce passionné, elle mit à découvert les restes d’une porte d’écluse et du port, quelques anciennes digues, 29 terps, des fondations en brique et divers puits, tout un tas d’ustensiles et d’objets comme des vases maures, des marmites en bronze et même des armes en fer car la vase a un avantage — elle conserve et elle protège de la rouille.

Comme toujours, la mer offre et reprend. Aussi, en 1956, on ne voyait à nouveau plus rien de Rungholt. Les marées avaient à nouveau tout nivelé. Donc, à défaut d’aller sur place, rendez-vous au musée de la Frise du Nord à Husum. Vous pourrez en apprendre bien plus sur le mystère de Rungholt, sur la vie des insulaires de la Frise et sur l’histoire de la construction des digues. Entre autres…


Un musée superbe !

Site

Nissenhaus
Herzog-Adolf-Straße 25
25813 Husum

Au fait, le vase que j’ai photographié semble provenir d’Afrique du Nord ou d’Espagne. Un présent, un souvenir ou un article de commerce ?

Sources et liens utiles


Malheureusement, je n’ai pas trouvé de traduction du poème en français. C’est la raison pour laquelle j’en ai écrit un moi-même. Il est plus court mais il résume la chose et reprend un peu le style liliencronien.

Liens et sources

Sur le « Blanker Hans » (en allemand)