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HIC SUNT TUMULI – La montagne oubliée de Kiel


Avertissement

Qui pense que ce texte va parler d’une montagne située à Kiel, se trompe. En fait, en un clic, vous vous êtes propulsés à une dizaine de kilomètres de là, dans le parc naturel de Westensee car c’est là qu’elle se trouve, la montagne de Kiel, en plein milieu d’une forêt.
Si je vous ai appâtés avec mon titre trompeur, c’est pour la bonne cause. Sinon, vous ne vous seriez jamais intéressés à la chose. La Montagne de Kiel, le Kieler Berg, est dans l’ombre depuis longtemps et ne cherchez pas d’informations sur cet endroit — même en allemand, vous ne trouverez pratiquement rien. Jusqu’à présent, c’est comme si elle était sur la face cachée de la planète Internet mais comme je l’ai gravie, cette montagne oubliée, et que j’ai adoré sa forêt de bronze, j’aimerais lui dédier quelques lignes car elle les mérite.

A vous de décider si vous voulez continuer à lire…


Des fenêtres dans le salon et des dragons sur les cartes

A la fin des années 1950, lorsque les postes de télé n’avaient pas encore envahi les salons — et encore moins les ordinateurs, les tablettes et les Smartphones —, les trois activités préférées des Allemands étaient la lecture de magazines, le jardinage et « regarder par la fenêtre« . En 2020, dans les sondages, plus personne ne se dit adepte de ce passe-temps (je ne m’étendrai pas sur les confinements de 2020, ce serait cynique). Néanmoins, il y a une fenêtre à laquelle nous ne pouvons pas résister…

Qui s’installe devant, peut y rester longtemps, très longtemps car il y a plein de choses à regarder : en l’espace de vingt ans, il s’est créé un monde parallèle qui reflète le nôtre, qui archive, cartographie, pixélise, googlise, facebooke, youtube et amazonise nuit et jour. Un mot, un clic, une demie seconde et des pages entières de liens, de photos et de films apparaissent. A la fin, en une heure, on sait quel temps il fait actuellement aux Iles Kerguélen, comment vont les ornithorynques du zoo de San Diego, ce que signifie le mot « pétrichor » et quelle est la nouvelle garde-robe de la princesse Kate — à moins que ce soit celle de la voisine d’à côté. Tout ça, sans avoir bougé et sans même l’avoir vu de nos yeux vu mais tout en l’ayant vu quand même car Internet est la fenêtre des temps modernes, le nouveau trottoir devant la porte d’entrée et l’ancien banc des petits potins à l’ombre du platane. Internet est l’annuaire dans le tiroir de la commode, l’encyclopédie en X volumes du peuple avec toutes ses questions-réponses sur tout et rien, le grand magasin XXL sans les roues du caddy qui coincent et les bottes de sept lieues qui voyagent à la vitesse du son. Internet est la fusion (et d’ailleurs parfois la confusion) du réel et du virtuel, l’adéquation entre le monde numérique et celui dans lequel on vit — notre quotidien, notre passe-temps et presque notre second Nous.

Mais jusqu’à une certaine limite car il a beau avoir des étagères numériques pleines de classeurs, de livres et de produits, ses contenus sont loin d’être toujours pertinents, exhaustifs et actuels. Sa banque de données est tributaire du marché : de ses acteurs et de ses utilisateurs. Son monde n’est que ce qui a été écrit et téléchargé. Surtout, il reste ce qu’il est depuis son origine – un média, un filtre, un assemblage hétéroclite et parfois redondant d’informations.

Ainsi, malgré toutes les vues satellites, les images 3D et les coordonnées GPS de sa mappemonde, il reste des terres inconnues ou méconnues, des endroits que les cartographes d’autrefois peuplaient de serpents de mer, d’animaux fantastiques et mythiques. Ces trous noirs sont comparables aux terres de l’Antiquité sous-titrées « Hic sunt Leones ». Là où vivent les lions … ou les dragons pour reprendre l’inscription mystérieuse gravée sur le globe de Hunt-Lenox : « Hc svnt dracones ». En ce qui concerne le Kieler Berg, c’est un peu la même chose. A côté du petit cône rouge qui tranche avec le vert des forêts sur les cartes, on pourrait ajouter une phrase pour combler un blanc : « Hic sunt tumuli ».

Des montagnes dans les arbres et des tumulus sous la terre

Que sait-on au juste de cette montagne dans le monde Internet ?

Grâce à wikipedia, on apprend que le Kieler Berg fait 94 m de haut et que tout compte fait, il est plus haut que son petit frère le Tüteberg, donc le plus haut du parc.
Openstreetmap nous montre où il se trouve exactement : entre les arbres des deux forêts appelées Blocksdorfer Holz et Wulfsholz.
Quelques internautes sympa ont publié des petits messages indiquant qu’il y a un parcours BMX dans les bois et qu’on peut monter jusqu’au sommet de cette montagne. Un dernier, encore plus sympa, est même allé plus loin : il a filmé son tour en vélo avec une action cam et l’a mis à disposition sur YouTube.
Entre quelques liens qui n’ont rien à faire sur la liste, on apprend enfin que des randonnées y sont proposées de temps en temps. C’est à peu près tout.

Et sur place ?

Sur place (c’est-à-dire entre les petites villes de Westensee et de Groß Vollstedt), on se retrouve dans une belle forêt pleine de hêtres, de chênes et de mélèzes. Quelques zones de pins plantés en rangs poussent bien droit en attendant de faire de la place – un reliquat d’une politique de monoculture démodée. Début novembre, les tons jaunes et roux dominent ainsi que les feuilles mortes qu’on voit tourbillonner entre les troncs et qui finissent par former un tapis sur le sol.

Ce qui frappe pendant la balade, c’est aussi le dénivelé car dans le Schleswig-Holstein, il n’y en a pas forcément or ici, il est omniprésent. De la piste cavalière qui longe l’orée des bois, on peut admirer les champs verts et les bocages rouillés qui suivent la forme des mamelons du parc en faisant des vagues. Dans la forêt elle-même, on a presque l’impression de faire du slalom dans un paysage de petites montagnes car les buttes se succèdent et barrent la vue sans arrêt. Les trous d’eau et les dépressions donnent de la profondeur aux bois.


Malgré la pluie, la forêt exhale un bouquet de couleurs et d’odeurs qui active la tête et les poumons. Ce serait ça, le pétrichor ? A gauche, les pins bien drus laissent passer les couleurs de l’automne et rendent visibles les courbes des environs. A droite, les arbres caducs offrent tout l’éventail de l’arrière-saison, du vert jauni au bronze.


Le Kieler Berg quant à lui, se trouve au milieu de la forêt. Après une ascension raide mais très courte, pas de panorama en vue car la forêt l’entoure et le cache. Sur ce petit plateau, on ne voit en fait qu’une simple pierre en granit qui marque l’emplacement exact du sommet (94 mètres).


▲ + 🕂 = 54° 15′ 0″ N, 9° 53′ 49″ O

Dans les bois, un reste de l’ancienne forêt d’Isarnho, on n’entend que les gouttes de pluie qui pianotent sur les feuilles desséchées, les coups de marteau d’un pivert dans les cimes et les daims qui se poursuivent dans les fourrés. Parfois aussi, on rencontre un petit groupe de cavaliers, le galop lourd de leurs chevaux résonne dans le silence. Perdue sur une butte, une cabane en bois attend. A l’intérieur, il y a des bancs, une table et un foyer.



Non ! Internet n’a pas encore grand chose à dire sur cette montagne car ici, il n’y a pas de panorama qui mériterait de la pub comme c’est le cas du Tüteberg qui donne sur le lac du Westensee et ses environs. De là-haut, on ne voit même pas Kiel. Il n’y a peut-être même pas d’explication valable pour son nom. Apparemment, il n’y a pas eu de bataille historique ni de motte féodale dans le passé non plus. Juste un beau tipi avec des jeunes qui ramassent du bois entre les arbres pour faire un feu de temps à autre.

Quoique…

Si ! Il y aurait peut-être quand même quelque chose à ajouter parce que le Kieler Berg a une histoire même si l’homme l’a oubliée depuis longtemps. Dans un article scientifique, il est question d’un mont qui se trouve juste à côté, d’études archéologiques, de dolmens et de tumulus. Les auteurs, un groupe de chercheurs, parlent d’environ 250 sites préhistoriques répartis dans un périmètre de 5 kilomètres autour du Krähenberg. Il semblerait qu’entre 3500 et 3200 ans avant J.-C., en période néolithique, des peuplades y aient construit des mégalithes à des fins funéraires et qu’ils aient privilégié le sommet des collines. Même si les études de pollens ne démontrent pas d’activités anthropogènes majeures qui auraient pu influer sur la composition du paysage à cette époque, il paraît probable que les lieux choisis aient été défrichés, du moins en partie. Selon les auteurs, ces zones de culte étaient placées en dehors des lieux d’habitations. Ceci expliquerait qu’on ait trouvé des artefacts tels que des outils mais pas d’indices flagrants sur des habitations. Ce n’est que plus tard, à l’âge de Bronze, qu’une influence se fit remarquer avant que la forêt ne reprenne le dessus pendant des siècles.

Aujourd’hui, l’histoire de la montagne oubliée de Kiel sommeille sous une bonne couche de terre et dans de futures sources Internet. Une terre à découvrir. Comme je l’ai mentionné : « Hic sunt tumuli. »


La Montagne de Kiel se cache dans la forêt qu’on voit derrière le pré.
Un tumulus et des artefacts de la préhistoire ont été retrouvés tout près de cet étang ce qui témoigne d’une activité humaine au pied du Kieler Berg.

Comment y aller

Voici le lien d’une petite randonnée autour du Kieler Berg. A vous de voir si vous voulez faire ce circuit. Entre la commune de Westensee et Groß Vollstedt, vous trouverez un parking de randonneurs sur votre gauche (indiqué par un panneau). Un chemin de terre conduit vers la forêt. C’est de là que vous pouvez partir.

A faire dans le coin

Sources

Article scientifique sur le Krähenberg (en anglais) et résumé (en français) :
Sadovnik, M., et al., Neolithic human impact on landscapes related to megalithic structures: palaeoecological evidence from the Krähenberg, northern Germany, Journal of Archaeological Science (2012)

Condensé sur l’évolution des passe-temps en Allemagne depuis la seconde guerre mondiale : Forschung aktuell, 175, 24. Jg., 07.10.2003

Diagramme sur les passe-temps préférés en Allemagne entre 2018 et 2020 : statista