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Au nord des écluses de Kiel

Les bateaux passent dans un vrombissement de diesel. Ils viennent d’entrer dans le canal ou s’apprêtent à en sortir après avoir traversé le pays. Certains sont gigantesques, leur cabine de pilotage vogue au-dessus des cimes, accompagnée d’une odeur de carburant. Au même moment, quelques étages plus bas, les containers et les coques métalliques glissent sur l’eau entre les arbres et les buissons.

Nous voici au nord du Canal de Kiel — pas juste au bord mais à quelques centaines de mètres et tellement près des écluses de Holtenau qu’on pourrait en voir les lumières si les arbres ne les cachaient pas avec leurs feuilles. C’est le défilé des cargos et des porte conteneurs comme on les connaît aux heures de pointe sur le canal — le dimanche surtout.

La plupart des touristes se rendent à la plateforme de Wik pour voir les écluses en action ou vont se promener le long du canal — à pied ou en vélo car il y a des routes bien plates des deux côtés. Souvent, ils prennent aussi l’Adler, une petite navette qui relie les deux berges à l’entrée du canal et vont regarder les vieux voiliers ainsi que le phare de Holtenau avant de se rendre sur les plages de la Baltique, à Schilksee par exemple.



Sympa comme programme, mais je vous invite à faire un autre tour. Entre deux époques et deux canaux. L’un d’eux, moderne, est connu dans le monde entier. Il s’agit du « Nord-Ostsee-Kanal » construit il y a plus de 125 ans et qui permet de passer de la Baltique à la mer du Nord en quelques heures. L’autre, oublié du grand public (un jour, je l’ai appelé le « canal perdu » de Jules Verne), a été envahi par la nature. Je parle du Canal de l’Eider, du nom de la plus grande rivière du Schleswig-Holstein qui servit de frontière naturelle pendant des siècles et dont le cours fut utilisé sur 130 kilomètres pour la navigation. A Altenholz, ces deux voies d’eau se trouvent l’une à côté de l’autre. Comme un arbre généalogique. Un aïeul et son descendant. Le passé et le présent de la mobilité.



C’est donc parti pour une promenade d’environ 5 kilomètres dans la campagne du Schleswig-Holstein. Nous allons découvrir ce qu’il reste de cet ancien canal créé entre 1777 et 1784. Deux kilomètres de biotope qui sommeillent en contrebas d’une jolie colline, entre les champs de colza et de blé et qui aboutissent aux vestiges d’une écluse : celle de Rathmannsdorf. Entre deux, nous pourrons jeter un coup d’œil sur deux châteaux privés du Schleswig-Holstein et admirer le paysage bucolique qui les entoure. Et pour finir, pourquoi ne pas faire un petit saut au bord du nouveau canal et regarder passer les bateaux ?

Gut Knoop et Gut Projensdorf

Depuis très longtemps, Gut Knoop et Gut Projensdorf se dressent au nord de Kiel dans un décor vallonné et verdoyant. Les premières constructions remontent au Moyen-Age mais évidemment, ces châteaux ont beaucoup changé d’apparence au cours des siècles. Aujourd’hui, leurs façades claires sont néoclassiques. La symétrie des fenêtres, l’harmonie des corniches ainsi que la sobriété des bâtiments rectangulaires se fondent dans des jardins à l’anglaise faits d’allées, de parcs et d’étangs. Privés et plutôt intimistes, on ne peut pas les visiter. Par contre, ils ouvrent quelques portes aux personnes qui souhaitent s’y marier et à ceux qui s’intéressent au monde équestre.

Leurs domaines se situent l’un à coté de l’autre et sont reliés par une allée qui se termine en impasse. Entre les deux coule la Levensau, une petite rivière utilisée jadis pour faire la jonction entre l’Eider et la mer Baltique — en tout, 34 kilomètres qui manquaient afin d’atteindre le fjord de Kiel par voie d’eau et qui furent à l’origine du canal.

Gut Knoop

Gut Knoop fait partie des grands châteaux du classicisme nordique.

C’est à la fin du XVIIIe siècle que le bâtiment actuel fut construit. A cette époque, le canal de Kiel n’existait pas encore — par contre, le canal de l’Eider passait à quelques centaines de mètres de là.

Lorsque la comtesse de Baudissin, propriétaire du domaine, décida de faire bâtir une nouvelle demeure plus moderne, le maître d’œuvre choisit un emplacement surélevé et orienta le château dans l’axe de ce canal (1792/96). Le responsable des jardins quant à lui, aménagea une partie des jardins vers l’eau qui formait un coude à cet endroit. Que ce soit des fenêtres ou du portique soutenu par quatre belles colonnes ioniques, les « Baudissin-Schimmelmann » avaient une vue exceptionnelle.


Façade Nord

Pour les passants, la vue était peut-être encore plus romantique. Le canal de l’Eider était fréquenté par les marins dont les navires étaient tractés quand les voiles ne suffisaient pas pour avancer, mais aussi — dès que le « tourisme » se développa — par les promeneurs du dimanche qui profitaient des nombreuses buvettes situées au bord du canal. L’une d’elle, très prisée, donnait directement sur le château de Knoop.

Les habitants de la région aimaient se rendre en bateau entre Holtenau et Knoop — tout comme Johann Meyer, un poète régional, qui chante la « rive boisée » et « couronnée de roseaux » de ce « canal tranquille » dans un poème. Pour lui, Gut Knoop se présente comme un « parc ombragé avec le château rayonnant au milieu ». Dans son éloge de Kiel, l’auteur témoigne aussi de l’engouement de ses concitoyens pour ce lieu de villégiature :

Regarde, les tonnelles du jardin se remplissent rapidement,
Et dans le hall se presse le petit peuple , — place à la jeunesse !
— La valse retentit déjà dans l’orchestre,
Et les couples se mettent à danser sur un rythme joyeux.

Il faut aussi s’imaginer qu’à partir de 1870, à côté des bateaux de marchandises, plusieurs liaisons maritimes commencèrent à naviguer entre la mer du Nord et la Baltique. Ainsi, on pouvait voyager entre Kiel et Brême, entre Malmö et Hambourg ou même aller jusqu’à Dantzig en passant par Lübeck.

Aujourd’hui, il ne reste presque rien de ce parc d’antan puisque ces terres ont fait place au canal de Kiel. Je ne sais pas quelle vue s’offre du château et à quoi ressemble le jardin de nos jours mais de l’allée principale, on distingue les bateaux entre les arbres. Surtout, on entend le bruit lourd et lancinant des moteurs.


Un des Kavaliershäuser et son jardin sur le domaine de Gut Knoop

Notre promenade part de Gut Knoop et va en direction du Gut Projensdorf en suivant l’allée qui passe devant la façade nord du château de Knoop. Arrêtons-nous un peu devant cette belle bâtisse pour apprécier le contraste qui s’offre à nous. A côté du bâtiment central, en perpendiculaire, un ensemble de dépendances en brique rouge regroupe les deux Kavaliershäuser (1785) tandis que de l’autre côté de l’allée, les granges et les écuries forment une grande cour intérieure. Ici et là, des chevaux sont menés à la longe, quelques personnes s’activent devant les bâtiments.

Le château, lui, se trouve sur la gauche, impassible — un motif de carte postale aux tons blancs et aux détails roses et bleus. Une allée de marronniers passe entre les Kavaliershäuser et contourne un étang entouré d’arbres. C’est par là qu’il faut passer. A la prochaine, tournez à gauche vers le second château qui n’est pas encore visible.



Gut Projensdorf

Avant la création du canal, le domaine de Projensdorf s’étendait bien plus au sud, ce qui explique pourquoi un des quartiers de Kiel s’appelle encore « Projensdorf » aujourd’hui. Un exemple : Au sud du canal, on trouve encore une forêt avec un parc où vivent des mouflons, des daims et des sangliers — le « Projensdorfer Gehege ».

Le château date de 1780 et est lui aussi dans le style néoclassique. Ici, il s’agit plutôt de jeter un tout petit coup d’œil car un panneau à l’entrée précise clairement qu’il est interdit d’entrer.


Entre les écluses et le canal, on peut voir le château de Projensdorf de face.

En arrivant sur les lieux, vous verrez de grandes écuries avec des boxes, des ronds, des manèges, des carrières — bref, tout ce qui fait le bonheur des amateurs d’équitation. Respectons l’interdiction et engageons-nous plutôt sur la route qui longe toutes ces constructions annexes sur la droite. Vous verrez certainement quelques personnes affairées près des boxes et des chevaux dans les manèges.

Après un virage, quelques jolies maisons en brique apparaîtront derrière les arbres et juste avant un ranch de poneys, c’est le moment de quitter la route et de prendre un sentier qui mène vers un point culminant, le Achtstückenberg (23 m), avant de redescendre en direction des écluses.



Le Achtstückenberg

Pour tous ceux qui raffolent des montagnes, cette colline n’a rien de spectaculaire ou de pittoresque. Cependant, la topographie des lieux offre un panorama ravissant, surtout au printemps. Alors, les arbustes et les champs de colza si connus dans le nord sont en pleine floraison et la vue (modérément) plongeante permet d’apprécier une nouvelle fois le paysage typique de la région — un paysage campagnard fait de petites collines au galbe suave, une succession de champs, de bocages et de petites zones forestières. En allemand, on qualifierait cet endroit de « lieblich ».


Point culminant

Pour les archéologues, le sommet de cette colline présente un intérêt historique. On y a retrouvé les traces de collectivités humaines datant du néolithique et de l’âge de bronze — un groupe y ayant vécu entre 4300 et 550 avant Jésus-Christ.

L’écluse de Rathmannsdorf

L’écluse du canal de l’Eider se trouve en pleine nature en contrebas de ce chemin. Ne vous faites pas d’illusion, vous ne verrez ni bateaux ni stand de frites ni grand monde. Il s’agit plutôt d’un lieu historique d’envergure locale apprécié des gens du coin car il y a un café sympa juste à côté. Parfois, on y voit un ou deux pêcheurs et au printemps, quelques couples de bernaches y couvent leurs petits.

Jour 1 : Les oisons font leurs premiers pas quelques mètres au-dessus de l’eau, sur la partie centrale du canal.
Jour 2 : La grande famille a déménagé, préférant la terre ferme de l’autre côté des écluses.

Au total, le canal qui vit passer 284.000 bateaux entre 1777 et 1884 disposait de six écluses dont seules quelques unes existent encore. Celle de Krummwisch et de Bovenau sont particulièrement bien restaurées. Cependant, comme le canal se réduit aujourd’hui à quelques tronçons de deux ou quatre kilomètres — des bras morts pour ainsi dire —, elles ne sont plus en activité.



Tout au plus, elles servent de pont entre les deux rives. A Altenholz, les parois des sas ont été rénovées dans les années 1990. Par contre, elle n’a plus de portes. Seules les constructions en pierre émergent de l’eau.



Néanmoins, lorsqu’on sait que Jules Verne et son frère y passèrent avec leur navire en 1881, la Rathmannsdorfer Schleuse gagne en valeur. A l’époque, les voiliers mettaient de trois à quatre jours pour traverser le Schleswig-Holstein. Au nord, la berge servait de chemin de halage et c’étaient des chevaux qui tiraient les bateaux. Au sud, le sentier était plus étroit et réservé aux hommes. Plus tard, lorsque les navires furent équipés de moteurs à vapeur, la traversée se réduisit à une quinzaine d’heures. En général, il fallait compter entre 15 et 30 minutes pour passer les écluses.


C’est à peu près ici que se trouvait le chemin de halage. Les arbres ont envahi les bords du canal et l’eau est plutôt stagnante.

Aujourd’hui, il ne reste que deux kilomètres de canal entre l’écluse de Rathmannsdorf et Gut Projensdorf — mais ce sentier est toujours aussi romantique et luxuriant. A faire dès que la nature se réveille.

Et qui veut savoir à quel point cette jungle débordante de verdure charma les frères Verne, peut évidemment lire mon article … ou bien feuilleter le récit de voyage de Paul Verne qui se montra tout feu tout flamme devant le spectacle d’une nature si généreuse.


L’ancien canal au début du printemps.

Le canal de Kiel

Certains d’entre vous s’intéressent aussi au canal actuel ? Alors, suivez le cours de la Levensau qui coule entre les deux domaines et rejoignez le canal. Et si ça vous tente, allez vers l’est, jusqu’à la navette gratuite qui vous fera passer de l’autre côté, vers la plateforme. De Gut Knoop, vous n’êtes pas loin du port de Holtenau non plus. Aussi, après avoir profité de la campagne et du vieux canal, pourquoi ne pas faire en plus le circuit classique ? Une combinaison vraiment top !



Évidemment, il est tout à fait possible de faire ce circuit dans le sens inverse et même de commencer par l’ancienne écluse qui a un parking.