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Sur les sentiers secrets de Westensee | En route vers Emkendorf

Penses-y : Que le jour soit à toi et qu’à nous soit la nuit.
Quand le soleil se couchera, quitte la forêt avec lui.

Ouf ! Apparemment, j’ai fait comme il fallait. Le soleil n’est pas couché. Au contraire, il est en plein milieu du ciel, juste au-dessus de moi et du parc de Westensee. Il nous a accordé une journée de chaleur, la dernière de l’année certainement.

Je suis en plein milieu, moi aussi — de la journée, de la vallée et d’un chemin de randonnée qui relie deux petits villages à l’ouest de Kiel près de la Baltique.

Je suis partie de Westensee, 1600 habitants, et j’ai laissé son lac somnolent derrière moi. Mon objectif : le château de Emkendorf et son jardin à l’anglaise en passant par des sentiers secrets.

Le chemin

J’aurais dû me douter que la route qui descendait sur la droite allait dans la bonne direction. Emkendorfer Weg, ça veut dire « Chemin de Emkendorf ».

Ma randonnée a commencé là où le chemin devient champêtre, aux dernières maisons. Entre deux taillis, deux lignes parallèles indiquent la bonne direction. Des plaques en ciment posées par terre pour que les engins agricoles ne s’embourbent pas. Au milieu de cette route, une bande d’herbe fait office de marquage lumineux.

L’art de la randonnée, c’est de trouver le bon moment — celui où on peut quitter les grands chemins pour emprunter les sentiers de traverse et prendre la clé des champs. Le mien tourne à droite après quelques centaines de mètres. Entre deux champs justement. Pas de portail mais deux grosses pierres qui marquent l’entrée de la vallée et un tout petit panneau avec deux flèches jaunes, celles du chemin de randonnée qu’on appelle NOW, le Nord-Ostsee-Wanderweg.



Me voilà donc en plein milieu de cette jolie petite vallée bien cachée entre deux collines, dans le Wiesengrund. Intriguée par un panneau vert, je lis « La prière du gibier », quelques vers un peu kitsch pour faire passer le message :

Etroit est notre paradis que la technique nous a laissé.
Laisse-nous les fourrés — reste sur les sentiers.

Tout de suite, je m’imagine cet endroit dans les derniers rayons du jour ou dans la lumière du matin.
Je vois les biches se promener entre les herbes, la tête haute, la petite queue battante et les oreilles aux aguets. J’entends souffler les sangliers dans la pénombre des bois, à la recherche de glands cachés.



« Kopfkino » comme on dit en allemand. Je me fais un film, un documentaire animalier, une histoire bien romantique où le gibier joue le premier rôle et où les amis des bêtes, les chasseurs, ont laissé leur fusil de côté pour veiller au calme du lieu.

Mais comme il est midi, c’est l’heure des promeneurs. Pas de daims. Entre les herbes hautes desséchées, des vaches broutent tranquillement. Des Ecossaises. On ne voit que leurs longues cornes recourbées et leurs flancs poilus. Un canard se pose au bord d’un petit étang et se dandine vers l’eau. Un groupe de corbeaux sautille en croassant. En plein milieu de ce vallon herbeux, un ruisseau coule, tranquillement lui aussi, en direction du lac.



Autour de moi, les bosquets ont pris de la couleur. De l’autre côté, quelques bâtiments de ferme annoncent un hameau. Je remonte sur ce « versant », étonnée. Sacrément vallonné, le paysage ! Un bois m’attend avec ses mélèzes déjà livides. Dans quelques semaines, les arbres feront les morts.

Juste avant les premières maisons de Brux, au niveau d’une cabane en bois qui sert de zone de barbecue, je redescends vers une forêt plus humide et plus touffue.* Un parcours pédagogique qui a pris de l’âge se décompose entre les aulnes et les trous d’eau. Les panneaux défraichis sont parfois indéchiffrables, le pont moussu qui traverse un cours d’eau aurait peut-être besoin d’une petite inspection.

Livrée à elle-même, la forêt est jolie.

*Actualisation 2022 — depuis peu, il faut longer un grillage pour rejoindre le pont.



Le chemin, coupé par une départementale (la K67), mène ensuite à un tunnel végétal, une belle allée couverte. Sur la droite, un ruisseau coule en plein milieu d’une pelouse très verte. Ou est-ce une rigole canalisée car il file vraiment droit… En tout cas, le soleil a décidé d’égayer le paysage. Tout paraît propre et ordonné.



Le domaine

Les premiers bâtiments de Emkendorf se dessinent.

Un grand mur en brique annonce que le domaine n’est plus très loin. C’est dans la maison du jardinier, la première bâtisse sur la droite, que logea Matthias Claudius à la fin du XVIIIe siècle. Ce poète allemand venait rendre visite à Julia et Fritz von Reventlow tellement souvent qu’on lui avait réservé cette maison. Il faut dire qu’il faisait partie des figures de proue du salon littéraire de Emkendorf.

Certains prétendent même que c’est ici qu’il écrivit son poème « Der Mond ist aufgegangen » qui ne manque dans aucune anthologie sur la poésie allemande. A en croire les recherches actuelles, il ne l’aurait pas composé ici. Toutefois, sa description nocturne convient totalement au cadre romantique de la région.


On appelle la maison de Matthias Claudius le « Petit Emkendorf » parce que la symétrie du bâtiment ressemble à celle du château de Emkendorf.

Ensuite viennent les étables et les anciennes écuries qui datent du XVIIIe siècle et qui encadrent le château.


Le château

Friedrich von Reventlow avait hérité du manoir en 1783. A l’époque, celui-ci était de style baroque. Lui et son épouse qui était riche comme Crésus* le firent restaurer au goût du jour à partir de 1789. Fini le baroque ! Il fallait de la symétrie, de la sobriété, du stuck.

Et comme Julia aimait les arts et la littérature, elle y invita des hommes de lettres importants. C’est ainsi que de grands poètes comme Klopstock, Claudius, Stolberg et l’écrivain Lavater séjournèrent à Emkendorf, parfois pendant plusieurs mois.

Le couple danois, conservateur dans l’âme, ouvrit aussi ses portes aux aristocrates français qui s’étaient réfugiés dans le Holstein pendant les tumultes de la Révolution.

*L’immense richesse dont Julia von Reventlow hérita semble reposer entre autres sur la traite d’esclaves et sur leur exploitation dans les colonies…



Le cercle littéraire qui se créa dans le salon de Julia est considéré aujourd’hui comme un mouvement piétiste, romantique et obscurantiste. Il critiquait ouvertement le rationalisme du siècle des Lumières mais aussi la Révolution française.

Comment s’imaginer ces journées à Emkendorf ?

Selon Jacobi par exemple, on lisait beaucoup chez les Reventlow — le journal quand il paraissait, le courrier quand il venait, des livres évidemment — et on discutait aussi, pendant les repas surtout. Aussi, en référence à un haut-lieu de la culture allemande, on surnomma ce château le Weimar du Nord. Bizarrement, on utilise la même périphrase pour le château de Eutin qui se trouve dans la Suisse du Holstein.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le château appartient à une famille d’éditeurs depuis 1929. Les stucks, les tentures et le mobilier sont restés et à l’instar d’autrefois, Emkendorf représente encore un domaine immense dans le Schleswig-Holstein ainsi qu’un chef-d’œuvre architectural dont les caves servent d’archives car toutes les éditions du journal régional, les Kieler Nachrichten, y sont entreposées.

L’été, des concerts de musique classique sont organisés dans le jardin. Les visiteurs peuvent s’y installer avec leur pique-nique et leur ombrelle. Quant aux promeneurs, ils peuvent se balader dans le parc toute l’année à condition de respecter les aires privées.

Aussi, je suis le panneau qui indique le Hasensee. Il suffit d’ouvrir la porte en fer forgé derrière la grange et d’aller en direction du petit lac appelé le « Lac des lapins ».



Il y a encore quelques années, il était possible de se promener sur le pont et il me semble que j’ai même mis les pieds sur l’Ile aux Roses un jour mais aujourd’hui, les planches sont verreuses et il n’est plus question de s’aventurer dessus. Une partie de la construction s’est effondrée.

Néanmoins, il reste charmant à regarder, ce pont, et lorsqu’on s’installe sur un banc au bord de l’eau, on s’imagine tous ces messieurs discuter avec Julia sous un platane ou le jeune Stolberg contempler le soleil couchant, la plume à la main et l’âme transcendée par la nature. Si son poème ne datait pas de 1782, on pourrait croire que son lied « Auf dem Wasser zu singen » (A chanter sur l’eau) a été créé ici, dans une barque dérivante car :

Sur le miroir brillant des ondes
glisse comme un cygne la barque légère :
Et sur les ondes brillantes de la joie
glisse l’âme telle la barque
.

Ecoutez la version chantée par Matthias Goerner. Il y a de quoi fondre de délice devant cette douceur…



C’est Horn, l’architecte des lieux, qui transforma le parc baroque en un jardin à l’anglaise à partir de 1790, reprenant la « Théorie de l’art des jardins » de Hirschfeld.

Le mois de novembre a bien œuvré, la plupart des arbres est dénudée mais le jardin respire la quiétude, toujours et encore. Je pourrais faire le tour du lac et repartir vers Brux, je pourrais aller voir la grande allée d’arbres qui conduit au château depuis 500 ans — quatre kilomètres de tilleuls, de marronniers et d’érables, ce n’est pas rien —, mais je préfère repartir vers Westensee en passant par le cimetière du château. Les jours sont de plus en plus courts et le ciel devient laiteux.



Le cimetière

Le « Waldfriedhof » se trouve en dehors du parc, dans une forêt appelée Hopfenkrug. Je traverse la même route que tout à l’heure (autre part, évidemment) et je monte sur une butte. Les escaliers sont glissants, il y a des feuilles partout.

Le cimetière est entouré d’un grillage. C’est tout en haut, à l’ombre des arbres et sous de grosses pierres de granit brut que les ancêtres de la famille Heinrich ont été enterrés. Deux Freiherren et deux Freifrauen reposent l’un à côté de l’autre. Il y a aussi la tombe d’un Rittmeister, maître de cavalerie, près d’un rhododendron. La plupart des noms sont doubles et commencent par des « von ».

De cette noble élévation, je vois passer deux voitures sur la départementale. De l’autre côté, une chemin forestier serpente entre les arbres. C’est par là que je veux passer. Il faut redescendre.



A travers bois et champs

Mi-novembre, lorsqu’il y a un peu de lumière, la forêt est clémente car elle n’a pas encore perdu toutes ses couleurs et elle laisse passer les rayons de soleil. Les grandes feuilles d’érables tourbillonnent et voltigent dans le bleu du ciel avant de rejoindre le sol roussi par les hêtres. Je ne sais pas si je suis triste à l’idée que l’hiver et le froid arrivent ou si je suis heureuse du moment présent — un petit moratoire avant de tomber pour de bon dans la grisaille des mois d’hiver.



Sur mon chemin, je rencontre un trou d’eau alimenté par plusieurs sources. Dans l’eau sombre, des milliers de petites feuilles restent en suspens entre deux eaux, certaines glissent lentement vers le fond glauque et commencent à noircir.

Une image morbide malgré les couleurs éclatantes de leur automne. Un état moribond dans la vie d’une feuille — mais pas pour les arbres qui les entourent car ils sont déjà en train de préparer les bourgeons de l’année prochaine, le printemps d’une nouvelle génération de feuilles. Comme dans « La promenade d’automne » chantée par Johann Heinrich Voß, autre invité de Emkendorf qui écrivit son « Herbstgang » en 1794 :

La nature, si belle dans chaque robe !
Si belle même dans sa robe mortuaire !
Elle mêle la douce joie à la mélancolie,
Et sourit, en larmes, tout en marchant.
Vous, feuilles fanées qui frissonnez,
Vous, petites fleurs qui susurrez : Ne pleurez pas !
Nous renaîtrons encore plus beaux.

Je sens qu’il est temps de rentrer à la case départ. Ce sentier a livré assez de secrets pour aujourd’hui et ils étaient beaux en plus. Laissons la place aux bêtes qui attendent dans les fourrés que le soleil aille se coucher.

Heureusement, j’ai encore quelques pas à faire. A moi les derniers rayons de soleil et les dernières lumières d’automne sur l’arrière-pays de Westensee !



Sources

Anonyme : « Das Gebet des Wildes »
La Prière du gibier
Sur Internet, vous trouverez le texte original (en allemand) sur des photos représentant les panneaux.

Matthias Claudius : « Der Mond ist aufgegangen »
La lune s’est levée
J’ai choisi l’adaptation musicale de Franz Schubert. La version de « Der Mond ist aufgegangen » que vous trouvez dans mon lien est celle chantée par Pe Werner et Xavier Naidoo. Même si les chorales la chantent admirablement bien, cette interprétation moderne me plait beaucoup aussi.

Friedrich Leopold zu Stolberg-Stolberg : « Auf dem Wasser zu singen »
A chanter sur l’eau
L’adaptation musicale de ce poème a été effectuée elle aussi par Franz Schubert. J’ai fondu en écoutant l’interprétation de Matthias Goerner qui reste masculine mais plus douce que les autres. Du coup, c’est celle que vous trouvez ici.

Johann Heinrich Voß : « Der Herbstgang »
Promenade d’automne
Comme je n’ai trouvé aucune traduction sur Internet et que je n’en possède pas, je vous propose la mienne. 😉

A faire dans le coin