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Sur les balcons de la Trave

Aujourd’hui, jusqu’à trois millions de personnes visitent la ville de Lübeck tous les ans. Pas étonnant car elle est considérée comme une des plus belles villes de la mer Baltique et son passé est haut en couleurs — un passé fait de commerce, de comptoirs et de navires qui rejoignaient jadis la « Reine de la Hanse » en remontant le courant d’une rivière appelée la Trave.

L’embouchure de cette rivière est connue aussi pour ses plages dont les plus fréquentées sont celles de Scharbeutz, Timmendorfer Strand et Travemünde. En effet, depuis des générations, ces villes balnéaires accueillent un public essentiellement allemand mais on compte également des Danois, des Suédois et des Hollandais.

Moins illustre mais tout aussi intéressante à explorer : Un peu avant ce célèbre trio, on trouve une réserve naturelle qui permet de découvrir la beauté de la Trave en fin de parcours. C’est ici, entre Lübeck et Travemünde, sur les berges sableuses et pourtant si vertes de Dummersdorf que je vous emmène — là où le paysage semble venir d’autre part. Sur sept kilomètres, le relief des rives a été admirablement bosselé par d’anciens glaciers et — fait étrange — par les navires de la Hanse.

Une découverte à faire à pied ou en vélo à moins d’admirer les berges du pont d’une caravelle, comme un capitaine de bateau. Notre promenade a deux points forts : ce qu’on appelle la colline de ballast (le Ballastberg) et la péninsule du « Stülper Huk ». Il y aura donc beaucoup de nature au programme, mais nous irons aussi traîner sur les quais de Travemünde avant d’arriver devant sa plage de sable fin.


Histoire de pirates

Les jumelles aux yeux, j’observe la caravelle qui se trouve en plein milieu de l’anse. A cette distance, il est impossible de voir ce que font les matelots. On distingue juste quelques taches sombres qui se déplacent sur le pont. La coque ventrue glisse doucement sur les vaguelettes, presque seule. Une navette et un petit voilier qui profite du vent pour faire gonfler son foc l’accompagnent.

Le soleil printanier se réverbère sur l’eau, éblouissant avec ses reflets laiteux. Les berges boisées des alentours s’élèvent en arrière-plan, encore brunies par l’hiver. De mon balcon naturel, je n’entends rien. Et pourtant, la caravelle utilise son moteur, aucune voile n’est hissée. Calme plat. Comme un arrêt sur image. Un véritable décor de film. Le sourire légendaire de Jack Sparrow en gros plan.



C’est à peu près là, entre Travemünde et Lübeck, qu’un navire a coulé au milieu de la rivière il y a plus de 300 ans. On ne sait pas encore trop sous quelles conditions mais depuis que les restes de sa cargaison et de sa coque ont été retrouvés par hasard en 2021, les scientifiques ont dressé un premier constat des lieux. Ils pensent qu’il a peut-être heurté un banc de sable au détour d’un virage avant de sombrer un peu plus loin avec tous ses barils. Au vu de l’épave qui repose à onze mètres de profondeur dans le chenal de la Trave, les archéologues supposent qu’il s’agissait d’une galiote ou d’une flûte à fond plat d’une vingtaine de mètres.



Depuis, les surfaces apparentes en bois ont été rongées par les tarets, néanmoins, ce qui reste de l’ossature en chêne et en pin suédois a pu être daté. Ce navire scandinave aurait donc été construit dans la seconde moitié du XVIIe siècle. La théorie actuelle : Après avoir traversé la mer Baltique, il était presque arrivé à Lübeck, « la Reine de la Hanse », où il devait livrer son matériel de construction, en l’occurrence de la chaux vive qu’on utilisait à l’époque comme mortier. C’est alors qu’il coula. Pas de traces de sabordage ni de détérioration guerrière. Un accident certainement.



Sous l’effet de l’eau et du temps, toute la marchandise embarquée se solidifia tandis que le bois des barils se décomposa. Pour les commerçants de l’époque, cette perte eut certainement des retombées économiques désagréables mais pour les archéologues d’aujourd’hui, il s’agit d’une trouvaille de rêve si ce n’est que les vers marins ont déjà bien troué l’épave. Si les spécialistes veulent conserver ces restes pour la postérité, il faut donc agir vite. C’est ce que la ville de Lübeck a décidé de faire avant avril 2023. D’après les médias, rien que le renflouement devrait coûter entre 1,7 et 2,5 millions d’euros.



À la surface, la caravelle profite de cette journée clémente du mois d’avril pour dégourdir ses voiles et dérouiller son hélice. Elle s’appelle le « LISA de Lübeck » et a été construite au début du XXIe siècle selon des modèles anciens. Ma première rencontre avec elle se fait dans une anse de la Trave. Je me trouve alors sur la rive gauche de la rivière, dans une réserve naturelle qu’on nomme les « Dummersdorfer Ufer ». À cet endroit, la rivière s’élargit en formant un grand bandeau qui s’étire lentement vers la mer. La surface de l’eau frissonne au contact du vent d’ouest, un vent frais qui traverse la Trave avant de rejoindre les plaines du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, sur l’autre rive.



De cette position surélevée, j’ai une vue superbe sur la Trave qui a arrosé Lübeck il y a quelques kilomètres et qui coule maintenant vers la ville balnéaire de Travemünde. Depuis sa source, cette rivière a fait un grand tour dans le Schleswig-Holstein et bientôt, après avoir parcouru un total de 124 kilomètres, elle se jettera dans la mer Baltique. Les 7 kilomètres de berges qui amorcent l’embouchure font découvrir une rivière étonnamment large à cet endroit car sa baie encastrée de petites falaises et de parapets naturels fait de 400 mètres à 2 kilomètres. Une aubaine pour les gros bateaux qui, ainsi, peuvent naviguer jusqu’à Lübeck.



Pendant que je marche sur ces crêtes arrondies qui s’élèvent jusqu’à vingt mètres au-dessus de l’eau, le LISA de Lübeck me dépasse et poursuit sa route vers Travemünde. Je le reverrai plus tard, à quai cette fois.

Les berges de Dummersdorf

La réserve naturelle de Dummersdorf s’étend aujourd’hui sur 340 hectares et se trouve sur la rive gauche de la Trave, à quelques kilomètres du charmant petit village de pêcheurs de Gothmund dont j’ai déjà parlé et de la réserve naturelle de Schellbruch, connue comme point de chute important pour les oiseaux migrateurs. Cette zone qui jouxte le complexe industriel de Herrenwyk est composée de prés, de bois et de bocages mais aussi de surfaces de pâturages.

En longeant la rivière en direction de Travemünde, vous passerez par ce que j’ai décidé de baptiser « les balcons de la Trave » : un paysage créé par les glaciers scandinaves il y a 12 000 ans, un ensemble de collines rapprochées formant les berges d’une ancienne vallée qui, aujourd’hui, fait office de fjord d’où le nom de Travemünde — littéralement « la bouche de la Trave ».



Ici, tout est joli : la rivière qui scintille en contrebas, les berges sauvageonnes du lac de Dassow et de la Potenitzer Wiek de l’autre côté, les sentiers qui surplombent le paysage de la Trave. Parfois, ces balcons sont bordés d’arbres et de taillis. Parfois, ils sont peuplés d’anciennes noiseraies dont les tiges furent utilisées par les pêcheurs autrefois. Mais souvent, ils sont plutôt découverts. C’est alors l’occasion de s’arrêter et de faire une pause sur un banc ou, comme au Meeschenhaken, de monter sept mètres plus haut, dans une grande tour d’observation. De là, comme sur un trône, on a une vue majestueuse sur les environs.

Les collines de ballast

Après quelques kilomètres passés dans les hauteurs, le sentier descend soudain vers l’eau et une petite porte en bois nous fait entrer dans un nouveau monde. On quitte les balcons plus ou moins boisés et les berges bordées de roseaux. Ici, la vue s’ouvre sur une anse arrondie qui semble s’arrêter à la pointe d’une petite péninsule, le Stülper Huk.



Les flancs de la colline sont dénudés, un tapis de pelouse sèche épouse leur dénivelé étrange — une multitude de creux et de bosses aux arrêtes souvent arrondies dynamise le terrain — comme un drap vert sans ourlets dont les plis disparaissent dans l’eau tout d’un coup. Un ensemble de collines au relief à la fois accidenté et velouté dont la verdure fait penser à des pays lointains. On est vraiment dans le Schleswig-Holstein ?


Dans quelques semaines, les moutons reviendront sur les rivages de Dummersdorf.

Ces collines de sable, on les appelle Ballastberge, c’est-à-dire « collines de ballast » car entre le Moyen-Âge et le début du XXe siècle, les navires qui passaient ici à vide chargeaient leurs soutes de sable avant de partir en mer. Le sol étant sablonneux et pauvre en nutriments et les habitants laissant paître leurs animaux sur ces collines ensoleillées, la végétation restait rase. Lorsque cette tradition fut abandonnée, les collines commencèrent à se recouvrir de lande faute d’entretien mais aujourd’hui, dans le cadre de la protection des berges de la Basse-Trave, une centaine de moutons et de chèvres participe à la restauration de ce biotope original. Cette forme de pastoralisme permet à une flore particulière de pousser.



Le Stülper Huk

Les berges qui entourent la petite péninsule sont recouvertes de sable et de petits cailloux. Ici et là, des algues mousseuses s’accrochent à une bande de pierres. Les vagues, entre autres celles que créent les gros bateaux au passage, modèlent cette zone de transition bien marquée — en haut, le vert des collines et en bas, le gris clair de la grève. Ici, à quelques kilomètres de la mer, l’eau est saumâtre.

Vers la pointe, juste à l’endroit où le sol remonte pour former une belle colline herbeuse (« Huk » veut dire « hauteur » dans la langue du nord), un seul arbre a réussi à s’implanter. Ses racines sont laminées par l’eau. Pourtant, il semble s’accrocher au sol. Un signe de la fragilité du site mais aussi de la persévérance de la nature.

De l’autre côté de la pointe, le sable fin qui s’est accumulé donne un aspect de plage au Stülper Huk. La vue s’ouvre — une baie large s’étend jusqu’à Travemünde, impressionnante par sa taille qui permet aux bateaux de circuler sans encombre, même les plus gros qui semblent parfois passer à deux doigts de la rive.


Alt-Travemünde

La base de la péninsule est caractérisée par une sorte de plateau oblique qu’on appelle la colline du berger (Hirtenberg). C’est de là que le sol mouvementé des Ballastberge est le plus visible :



Aujourd’hui, sur cette butte verte, vous trouverez une stèle rappelant qu’au Moyen-Âge, il y a certainement eu une fortification militaire à cet endroit. En effet, il semblerait qu’à l’origine, la ville de Travemünde ait été créée ici. Devant le Huk, des centaines d’anciens pieux ont été retrouvées dans l’eau, confirmant la présence d’habitations au IIe siècle après Jésus-Christ.



Un chroniqueur de l’époque, Arnold de Lübeck, fait mention d’une bataille menée en 1181 entre les peuplades slaves du Holstein et les troupes d’Henri le Lion, un duc à qui appartenait la région et qui avait créé la ville de Lübeck quelque temps auparavant. Les Abodrites étaient soutenus par Barberousse, l’Empereur du Saint-Empire romain germanique qui s’était brouillé avec son cousin. Les Slaves finirent par repousser Henri le Lion de ses terres et détruisirent la motte, laquelle fut reconstruite six ans plus tard par un allié et vassal de Barberousse, le comte Adolphe III de Holstein. Mais il choisit un autre endroit : l’emplacement actuel de la ville de Travemünde.



C’est sur le Hirtenberg, près de ce monument qui date de 1930 et qui symbolise la coque d’un bateau, que vous aurez un des panoramas les plus intéressants car d’un côté, vous aurez l’embouchure de la Trave devant vous — tiens, maintenant que la rivière s’élargit, le Lisa de Lübeck a hissé ses voiles et se dirige vers Travemünde ! De l’autre, vous verrez ce qu’il reste d’une ancienne lagune, une étendue d’eau où se trouvait certainement un petit port auparavant.



Cet étang qu’on appelle Silkteich est d’origine naturelle. Un cordon de sable le sépare de la rivière. En 1932, on le combla. Restauré en 1984, il est connu aujourd’hui dans le monde des biologistes pour ses espèces rares de libellules et sa belle bande de roseaux.

Les quais de Travemünde

C’est donc en 1187 qu’Adolphe III créa une nouvelle fortification afin de contrôler l’embouchure et le passage des navires vers Lübeck. Cette « Burg » était entourée d’un mur, de douves et d’un pont-levis. Une seule porte permettait d’y accéder et pendant longtemps, Travemünde resta un point de contrôle et un village de pêcheurs dépendant de Lübeck. La route qui longe actuellement les bords de la Trave était alors bordée de petites maisons où séchaient les filets de pêche.

En 1802, alors que le tourisme se développait peu à peu dans les cercles aisés de la société,Travemünde fut nommée ville balnéaire — c’est l’une des premières en Allemagne avec Heiligendamm et Nordeney. Au XIXe siècle, la ville changea donc d’aspect. Le fort disparut, démantelé pendant les guerres napoléoniennes. Quant aux petites habitations des pêcheurs, elles furent transformées ou remplacées par des villas et des hôtels lorsque les aristocrates commencèrent à s’intéresser aux plaisirs de la mer. Pareil pour les petits pontons où mouillaient les barques de pêcheurs. Aujourd’hui, une promenade permet de flâner le long de la Trave tout en admirant le paysage et les bateaux à quai dont le légendaire Passat de l’autre côté de la rivière ainsi que « notre bateau de pirates ».


Le Passat à quai du côté de Priwall

Pour moi, c’est la troisième rencontre avec la caravelle dans la journée. Lorsque j’arrive, elle se trouve au « Ostpreußenkai » et du coup, je peux la voir de très près.

Pas étonnant que le LISA me rappelle un de ces films de pirates : le voilier à moteur a tout d’une coulisse, même les tonneaux de rhum.


Plantureuse à souhait avec ses 200 tonnes et ses 35,90 mètres de long sur 9,30 mètres de large, la caravelle a même été utilisée comme lieu de tournage pour un film de pirates. En l’occurrence, le héros s’appelle Störtebeker et il s’agit du pirate le plus célèbre de l’histoire allemande. Le trois-mâts servit d’ailleurs aussi de modèle pour l’étiquette d’une marque de bière : la Störtebeker — comme le film.


Le LISA von Lübeck

Pour construire ce beau bateau, il fallut couper 170 chênes centenaires dans les forêts de Lübeck. Certaines parties telles que le pont et le château sont en mélèze et les mats ont été fabriqués avec du douglas. Toutes voiles dehors, le LISA représente 286 mètres carré de toiles et 4 kilomètres de cordages.

C’est à madame Lisa Dräger que l’on doit ce navire qui mouille principalement dans le port de Lübeck. Cette mécène avait dans l’idée que Lübeck avait besoin d’un navire ancien. Finalement, elle le fit construire d’après les plans d’anciens voiliers dans les années 2000.

Pourquoi une caravelle et pas une cogue ? En fait, même si la plupart des gens associent la Hanse aux cogues, la caravelle fait partie elle aussi du passé de la région car ce type de navires fut utilisé dans la mer Baltique à partir du XVe siècle, remplaçant peu à peu les anciens « cargos » construits à clin.


C’est donc le moment d’admirer cette belle construction, de se promener le long des quais, dans la « Vorderreihe », et d’aller jusqu’à la Nordermole — là où la Trave se jette dans la mer et la plage à touristes commence.

Les phares de Travemünde

Longeons les bords de la rivière et passons devant les villas, les arbres taillés, les cafés et les restaurants chics de la vieille ville. La promenade qui mène jusqu’à la mer ne date pas d’hier car elle existe depuis 1899. Elle vient d’être modernisée et je dois avouer que les matériaux sont beaux, l’organisation de l’espace bien conçue. Qui aime l’animation des villes balnéaires, devrait y trouver son bonheur.



En chemin, on trouve deux phares. Le premier, reconnaissable à sa tour circulaire en briques, est considéré comme le plus ancien d’Allemagne. Il a été mentionné pour la première fois en 1330, néanmoins, sa tour actuelle date de 1827 car à la suite d’un coup de foudre qui provoqua un incendie, il fallut la reconstruire. Aujourd’hui encore, ce phare est en état de marche mais il sert uniquement de musée.



Cet ancien phare fut remplacé par son « petit » frère qui avait commencé à lui faire de l’ombre dès sa construction en 1972 — un petit frère pas petit du tout car il le dépasse largement du haut de ses 114,7 mètres. Sur place, vous vous demanderez certainement où est ce second phare. Ne le cherchez pas longtemps. Il se trouve sur le toit de l’hôtel maritim. Au fait, il s’agit du plus haut phare d’Europe.

En comparaison, l’ancien phare ressemble à une miniature avec ses 31 mètres.

La plage

En arrivant à la pointe nord, voilà la plage de Travemünde qui s’étend sur la gauche. Le sable est fin, la plage aménagée — on y trouve des structures de jeux pour les enfants, des bars de plage, des « Strandkörbe ».



Devant la mer, deux belles constructions rappellent le passé mondain de cette ville de cure : d’une part l’hôtel Kurhaus (1913), de l’autre, l’ancien « Conversationshaus » qui abrite un hôtel aujourd’hui (1914) et qui accueillit des stars internationales comme Kirk Douglas et Sophia Loren du temps où il était le casino de Travemünde.

Une visite de la ville s’impose. Une autre fois…


A faire dans le coin