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Quand un lac naît d’un amour déçu… L’histoire de l’Ukleisee

Et si ce CON avait tenu parole comme on devrait le faire quand on murmure un gros « Je t’aime » bien grave. On ne spraye pas des « For ever yours » sur les murs comme ça sans réfléchir. On ne met pas des cadenas pleins de cœurs et de A + B sur la grille d’un pont sans se douter que ça rouille rapidement, un cadenas. Les promesses d’amour, c’est vite fait mais après, il faut suivre. Quand on s’est engagé, il faut aller jusqu’au bout et surtout, il faut réfléchir un peu avant de s’immiscer dans le cœur de quelqu’un ou de quelqu’une. Alors, qu’est-ce qu’il lui a pris de lui conter fleurette comme ça ?

Et elle ? Elle avait bien commencé. Elle avait vu le problème tout de suite, elle savait qu’elle jouait avec le feu et qu’il valait mieux ne pas céder. Si elle était restée ferme sur ses principes et surtout, si elle avait résisté à son charme, il n’y aurait pas eu de drame et toutes les larmes du ciel, toute la colère des femmes dupées ne se seraient pas abattues sur cette pauvre chapelle. D’ailleurs, elle serait peut-être encore là, en plein milieu de sa forêt, peinarde, cette petite chapelle, et elle accueillerait de vrais amoureux au lieu de pourrir dans l’eau d’un lac.

Mais non, ce prince charmant à la mords-moi l’œil, ce jeune blanc-bec de chevalier s’est vite lassé de sa belle petite paysanne. A peine lui avait-il susurré qu’il la voulait pour toujours, qu’elle avait craqué, à peine lui avait-il promis un amour éternel, qu’il avait commencé à roucouler autre part. En deux temps trois mouvements, il avait jeté son dévolu sur une autre demoiselle et celle-là était bien plus présentable. Jolie peut-être, comtesse en tout cas et riche par dessus tout. Tout bon quoi !

Est-ce qu’il a trouvé que son aventure avec la fille de campagne tournait à l’aigre ? Est-ce qu’il a eu peur des ragots, de la réaction de papa-maman ou est-ce que son cœur était tout simplement volage et son égo à la recherche de nouvelles conquêtes ?

Toujours est-il qu’il finit par la plaquer. Et elle, elle resta des heures à l’attendre dans la forêt sans rien comprendre. En pleurant, entourée de ses chevaux. Finalement, elle comprit qu’il ne la présenterait jamais à ses parents, qu’il ne viendrait jamais à la ferme pour demander sa main, qu’il n’y aurait pas de mariage, pas de fleurs ni de belle robe blanche et surtout pas de ravissants bambins à tête blonde.

Et comme dans les histoires d’amour bien romantiques où on meurt de chagrin dans une longue robe toute noire, les yeux délavés par les pleurs, le ventre ravagé par le mouron, elle en creva. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car comme vous le savez, la vengeance est un plat qui se mange froid (c’est le cas de le dire). Son spectre continua à se balader dans les parages de la chapelle en se lamentant sur son sort et un jour, la pauvre miss s’arrêta tout d’un coup, estomaquée en revoyant son chevalier qui avait disparu sans un mot. Il s’était fait tout beau pour en épouser UNE AUTRE. Et ça, dans LEUR chapelle ! Pas gonflé, le gars !

Alors, furax, elle le montra du doigt devant tout le monde, les yeux exorbités de haine, et là, ça devient un peu fantastique mais bon, c’est l’histoire qui veut ça, et là donc, il paraît qu’aussitôt, il se mit à pleuvoir des trombes et que ce couillon de chevalier finit dans la chapelle, englouti par les flots. Noyé. Fin de parcours ! Terrible dans son châtiment mais très #MeToo dans l’âme, elle (ou le ciel, on ne sait pas trop !) laissa quand même la vie sauve à la comtesse qui n’y pouvait rien et qui aurait certainement partagé le même sort dès qu’elle aurait eu ses premières rides, un peu de bide et les nénés voués à la gravitation terrestre. Elle épargna aussi une toute petite fille bien innocente qui était sur les marches de l’autel. Et le prêtre évidemment.



En attendant, à la place de la chapelle, tout d’un coup, il y avait un lac tout nouveau tout beau dans la Suisse du Holstein ; un véritable joyau pour la gente littéraire ; un délicieux refuge de chasse pour le duc d’Oldenbourg ; un amour de promenade pour nous. Le lac d’Uklei ou Ukleisee en allemand qui se trouve tout près d’Eutin, entre Kiel et Lübeck.

« Un œil noir qui lance son regard vers le soleil »*

Voici donc une des légendes qu’on se raconte pour expliquer l’existence de ce petit lac si romantique.

Je ne sais pas depuis quand mais vu le nombre de poètes et d’hommes de lettres ayant séjourné à Eutin et ayant écrit quelques lignes voluptueuses sur le silence et le mystère des eaux de l’Ukleisee, il serait fortement possible qu’une ou deux âmes poétiques y aient mis main à la plume.



Quoi qu’il en soit, ce lac que Wilhelm von Humboldt qualifia de « divin » dans son journal intime en 1796 est en fait le résultat de la fonte des glaces après le Vistulien.

S’il inspira des soupirs de satisfaction à plus d’un, c’est en partie parce que cet « œil noir qui lance son regard vers le soleil, uniquement sur l’heure de midi »* est entièrement encastré dans des collines boisées.

*C’est ainsi qu’Emanuel Geibel (1815-1884), un poète de Lübeck, décrivit le lac dans son poème « Der Uglei-See ». Si aujourd’hui, on l’écrit avec un ‘k’ (donc Ukleisee), on trouve le nom Ugleisee sur d’anciennes cartes postales et même Ukleysee dans un dictionnaire datant de 1864.



Depuis des centaines d’années, son paysage offre une vue inchangée sur de très vieilles forêts de hêtres. Que l’on regarde de vieux clichés ou des cartes postales de la Belle Epoque, il n’y a pas photo : les mêmes arbres, les mêmes allées ombragées, le même pont en bois peint, les mêmes étendues de nénuphars et les mêmes bancs.



Parmi tous ces grands arbres, un seul endroit, le point culminant de la région, a été déboisé pour le plaisir de Frédéric-Auguste Ier, duc d’Oldenbourg, et de son épouse Ulrica Friederike. C’est ici que Georg Greggenhofer qui travaillait en tant qu’architecte de la cour d’Eutin construisit un pavillon de chasse en 1776. De cette maison de plaisance à la façade baroque et l’intérieur classique, on voyait d’un côté les eaux sombres du petit Ukleisee, de l’autre celles bien plus claires et plus ouvertes du grand Kellersee.


Façade du pavillon du côté de l’Ukleisee

Façade du pavillon du côté du Kellersee


Aujourd’hui, des constructions empêchent d’apprécier l’étendue du Kellersee, on ne le voit plus du tout, mais la vue sur l’Ukleisee est toujours libre grâce à un petit jardin en terrasses.


D’un des bancs, quelle belle vue ! Pas étonnant que les propriétaires des lieux aient aimé s’y rendre pour faire la fête, entourés de leurs amis. Aujourd’hui encore, il est possible de louer le pavillon.

En contrebas, on peut toujours et encore rêver en contemplant le lac « introverti », assis sur le petit pont de pêche peint en blanc. On l’appelle l’Angelbrücke, donc le « pont de pêche », et lui non plus n’a pas changé. Il est resté comme Christian Hirschfeld le décrivait dans sa « Théorie de l’art des Jardins » il y a plus de deux cents ans.



Question promenade

En un peu plus d’une heure, vous aurez fait le tour du lac car la promenade ne fait que 3,9 km. Comme les gens de la haute volée d’antan, vous pouvez suivre les allées ombragées et admirer l’Ukleisee qui se cache entre les branches. Les nombreux bancs qui longent les berges vous inviteront certainement à faire une halte même si le parcours est plutôt plat.

Une exception : Au niveau du ponton blanc, vous verrez des escaliers qui montent jusqu’au pavillon de chasse. N’y manquez surtout pas, la vue est vraiment belle et reposante. Ici aussi, profitez des bancs et ne vous méprenez pas ! Même si l’Ukleisee paraît petit, il est assez profond car il descend jusqu’à 17 mètres de profondeur.



En tout, une dizaine d’espèces de poissons y vit et l’été, vous risquez d’entendre quelques carpes à l’ombre des arbres ou entre les tapis de nénuphars. Au milieu, trois cygnes se reposent, la tête entre les ailes, pendant que les grèbes huppés racontent je ne sais quoi à leurs petits.



Au bord du lac (du côté Nord-Est), vous découvrirez également les vestiges d’une motte féodale slave du VIIIe siècle, le « Uklei-Wall ». En l’occurrence, la motte surélevée ainsi que le fossé, les ponts et remparts en terre sont encore bien visibles.

Ne vous attendez pas à voir des ruines quand même puisqu’à l’époque, la tour était certainement en bois. Par contre, si vous avez envie de voir une motte féodale reconstituée, allez donc à Lütjenburg dans la vallée du Nienthal. Ce n’est pas si loin.


C’est sur cette butte que la tour du XIVe siècle a été construite, preuve d’une ancienne cité slave.

Comme point de départ, je vous conseille le parking « Waldspielplatz ». L’itinéraire ressemble à ce circuit. Il suffit de suivre le panneau « Jagdschlösschen » ou « Ukleisee ». Le second parking, celui du Forsthaus, est possible également mais il est plus éloigné du pavillon.

Vous n’aurez pas vraiment de problème à vous repérer. De nombreux panneaux permettent de s’orienter et si vous le voulez, vous pouvez faire une randonnée plus longue qui vous mènera vers Malente ou Eutin par exemple. Malheureusement, en ce moment, les possibilités de restauration habituelles autour de l’Ukleisee sont limitées par le covid-19. Aussi, renseignez-vous auparavant sur l’ouverture du Forsthaus fermé en ce moment (06/02/2022).

Et si le soir, vous entendez le son d’une cloche au bord de l’eau, ne cherchez pas longtemps d’où il peut venir. Pensez plutôt à la chapelle engloutie et à l’amour tragique d’une jeune fille d’autrefois.



Sources

A faire dans le coin