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Les chroniques d’un pirate

Je me souviens bien de ce jour-là. Je venais d’avoir onze ans. C’était un de ces matins où il gelait à pierre fendre, comme tous les hivers. Tout était froid : le sol, les chaises, les murs et les chausses. Un froid à ne pas sortir de son lit, à ne pas mettre un pied dehors. Et pourtant il fallait. Mon oncle ne faisait jamais d’exception. Je mis ma cotte en grelottant, je devais aller contrôler les nasses et autant y aller avant son réveil. Avec un peu de chance, je ramènerais une ou deux anguilles et il me dirait : « Pour une fois que tu te rends utile ! »



Käthe s’était levée la première et avait attisé les braises. Rapidement, une fumée âcre s’était répandue dans la pénombre de la pièce. Mon oncle s’arrêta de ronfler et toussa bruyamment. En se retournant dans l’alcôve, il se cogna contre le volet à moitié ouvert et se mit à jurer dans son demi-sommeil, signe qu’il valait mieux ne pas le déranger. Quand il avait bu le soir, il fallait lui obéir au doigt et à l’oeil et cela valait surtout pour moi, une bouche de plus à nourrir. Dans ses bons jours, il disait que c’était la faute au bon Dieu. Il parlait de la misère et de la grande maladie qui avait emporté mon père, ma mère et sa femme aussi. Dans les mauvais jours, il avait le regard noir et rien n’avait grâce à ses yeux. Souvent, il finissait par aller frapper chez Rathje et il revenait tard, très tard. Comme hier soir.



Dans un silence presque religieux, la vieille Martha s’installa à table avec le petit Veit. Patiemment, ils se mirent à fixer les pierres sur un des filets de pêche qui étaient restés devant la porte. Il fallait faire attention à bien étendre tout ça sur la table pour que les fils de chanvre ne collent pas les uns aux autres. Le père Kruse avait plus de chance. Ils étaient nombreux et ses filles avaient du cœur à l’ouvrage. Ils avaient dû contrôler les filets hier en fin d’après-midi lorsque les hommes étaient rentrés. Ils les avaient peut-être même déjà mis à sécher sur les piquets et les poissons étaient déjà dans les caisses, triés et prêts à partir pour la ville.



Il avait gelé pendant la nuit et le soleil se battait contre la brume mais je me doutais déjà que cette journée resterait opaque. L’humidité formait de longues bandes étirées qui voguaient autour des chaumières et des cabanes. Je passai sur le pont en bois qu’on appelle aujourd’hui encore le Holtbrüch et en arrivant près de la côte, je remarquai que même la mer disparaissait dans le néant. Les hommes avaient hissé les bateaux sur la grève. Mon Dieu, qu’il faisait froid !



Je passai par la plage. Le sable gelé était dur comme la pierre et des cristaux blancs s’étaient déposés sur les algues que la mer avait rejetées. Au loin, dans la brume, une colonie de cygnes glissait sur la surface lisse de l’eau. Pas un bruit, pas une âme. J’avais froid et je pensai au feu que Käthe surveillait jalousement. Les poings fermés, je rentrai mes mains violacées dans les manches de mon manteau, à la recherche de chaleur. Soudain, comme cela arrive sans prévenir aux enfants quand ils sont seuls, je me mis à trembler en pensant aux histoires que les pêcheurs ont toujours aimé se raconter. Certains disaient avoir vu la Swart Greet pas très loin d’ici les temps derniers, dans les dunes, sur son cheval blanc au souffle ardent. J’accélérai le pas. L’eau clapotait doucement contre le mur de roseaux. Mon cœur battait.



Plus loin, l’eau peu profonde était déjà figée et avait formé une petite croûte cristalline autour des tiges qui frissonnaient dans le froid. Je ramassai un galet et le lançai. Au contact de cette surface laiteuse, il fit deux tours sur lui-même avant de s’immobiliser. Je pensai à ma vie d’avant et à ce qui m’attendait maintenant. Une vie de pêcheur, dure comme la pierre, dure comme la glace. Une vie qui faisait froid au cœur. Partir en mer par tous les temps, descendre les filets dans l’espoir de tomber sur un banc de harengs, remonter ma pêche et trier les poissons, les mains froides et gluantes. Je ne vivais pas depuis longtemps dans ce hameau mais je ressentais déjà la solitude du lieu, sa pauvreté d’âme et la vie citadine me manquait. Mon cœur d’enfant sentait qu’il avait tout perdu et qu’ici, rien ne le retenait. Ah ! qu’aurais-je donné pour une autre vie, une vie d’aventures ! Pas de misère, pas de mains gelées en allant chercher les nasses dans l’eau.



A Lütjenburg, j’avais souvent accompagné ma mère au marché. On y apprenait les dernières nouvelles du grand monde. Untel était mort de la peste, une famille de nobles avait été décimée en quelques jours, on avait à nouveau dépouillé une cogue de la Hanse au large de Lübeck, un navire avait été sabordé. Pourquoi la Hanse n’arrivait-elle pas à maîtriser les frères vitailleurs, ces pirates criminels qu’on avait chassés de Gotland ? On avait décapité Störtebeker, on avait décapité Wichmann, on avait décapité Michels et il paraît que leurs têtes étaient encore clouées à Hambourg mais les attaques n’avaient pas cessé pour autant. D’ailleurs on les voyait parfois revendre leur butin.



Ma mère était prise de frissons à chaque fois que mon père me décrivait la mort de Störtebeker. Moi, je vibrais d’exaltation. Je m’imaginais comment il s’était battu comme un lion et comment il avait été arrêté, lui et ses hommes, en pleine mer du Nord, près de Helgoland. Ensuite, je les voyais tous sur la presqu’île de Grasbrook dans le port de Hambourg, avant leur exécution. On lui promettait d’épargner ses compagnons à condition qu’il passe devant eux après qu’on lui ait tranché la tête. Il relevait le défi et  tchac ! un coup derrière la nuque, la tête tombait et pourtant il courait. Un homme. Deux hommes. Trois hommes. Et ça, sans tête ! Et s’il s’arrêtait au onzième, c’est parce qu’on lui avait fait un croche-pied. Et il était fort, Klaus Störtebeker. On disait même qu’il pouvait boire quatre litres de bière en un coup. En un coup ! Quatre litres ! Et il avait bon cœur. Il avait volé les riches pour aider les pauvres, ravitaillé Stockholm et attaqué les navires de la flotte danoise pour aider Albrecht IV de Mecklembourg. « Ami de tous et ennemi du monde ! » Le soir, dans mon lit, je m’imaginais faire partie de ce monde de pirates qui n’avaient peur de rien et qui vivaient pour l’aventure et pour l’or. Et je rêvais.



Aussi, lorsque je vis glisser un bateau vers la côte, que j’entendis les voix et les rires des hommes dans le brouillard, je laissai les nasses de côté et je me dirigeai vers le fond de la baie. Je savais qui j’avais trouvé et mon cœur s’était déjà engagé. Pirate. Pour la vie. Coûte que coûte.



Les dessous de l’histoire

Les photos ont été prises sur la côte Baltique, entre la petite ville de Hohwacht et la zone lacustre de Sehlendorf en janvier 2019. C’est l’atmosphère mystique du lieu figé par la brume ainsi que mes lectures sur l’histoire de la baie de Hohwacht qui me donnèrent l’idée d’inventer cette histoire du jeune Johan, orphelin, qui se réfugie au bord de la mer Baltique, dans un petit village de pêcheurs entre Lütjenburg et Lübeck.

Voici quelques explications sur le sujet.

La peste et les pirates

En hiver 1422, l’Europe souffre de faim et de froid. Le Petit Âge de glace vient de débuter et la peste sévit partout. Au total, deux tiers de la population en seront victimes.


Lagune de Sehlendorf

Le nord de l’Europe se remet difficilement d’une guerre de succession qui impliqua le Mecklembourg et le Danemark à la fin du XIVe siècle. Peu après la signature du traité de paix en 1395, la Hanse se voit obligée d’intervenir. Les « Vitalienbrüder » (Frères vitailleurs) qui avaient été engagés par le duc Albrecht en temps de guerre afin de ravitailler Stockholm pendant son blocus et de nuir à la flotte danoise, continuent à attaquer les bateaux marchands et nuisent trop au commerce.

On ne sait que peu de choses sur le pirate appelé Klaus Störtebeker qui semble avoir été arrêté et décapité à Hambourg en 1401. Il fait partie des grands personnages mythiques allemands et aujourd’hui, il est certainement le pirate allemand le plus populaire. Au début du XVe siècle, ce groupe de mercenaires a presque totalement disparu mais une seconde génération de pirates est encore active et la Hanse ne parvient toujours pas à les maîtriser. En 1494, les membres de la Hanse discutent encore du problème de piraterie pendant leur réunion annuelle. Il est probable que des pirates se soient cachés de temps en temps dans la baie de Hohwacht, en attendant les navires de la Hanse ou pour écouler leurs biens à Lütjenburg.

La légende de la Swart Greet

La Swart Greet fait partie elle aussi du domaine des légendes. Elle apparaît depuis des siècles dans des récits populaires et fait, selon les dires, des apparitions régulières dans la région de Schleswig et sur les côtes de la Baltique, toujours habillée de noir d’où son nom swart ou schwarz. On la voit assise sur son cheval blanc au souffle ardent, accompagnée de deux spectres. Ce fantôme serait celui de Margret Sambiria, régente de Danemark qui vécut de 1232 à 1282. Elle était connue pour sa force et ses dons dans l’art de la guerre.


Au fond, une jeune femme se promène sur son cheval.

Les pêcheurs de la baie de Hohwacht disent l’avoir vue de temps en temps et un pieu placé sur la plage et réservé à son cheval semble avoir existé jusqu’en 1945.

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