You are currently viewing Le château du Tsar

Le château du Tsar

Plus de 30 minutes déjà qu’Alexej attendait au coin de la rue. Au bout de dix minutes, il s’était douté que Max lui avait posé un lapin. Marie ne viendrait pas non plus puisque c’était Max qui devait aller la chercher au passage. Elle était certainement chez elle et si elle ressemblait aux filles qu’il connaissait, elle était déjà furax. Le temps de lui expliquer ce qu’il s’était passé et d’attendre qu’elle vienne, il serait trop tard. Un coup de fil aurait été plus rapide mais téléphoner à quelqu’un de nos jours, c’était plutôt une habitude de petits vieux. En plus, on avait beau l’appeler le Tsar à cause de ses allures de grand Russe ténébreux, au fond, les princesses comme Marie le faisaient flipper. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il avait remarqué qu’elle venait d’un autre monde. Dans son monde à lui, les filles ne flottaient pas, elles se déhanchaient, surtout quand il y avait un mâle dans les parages. Elles étaient généreuses aussi : les push up étaient débordants de seins, les jeans remplis de fesses et quand elles riaient, c’était tout un tremblement de faux cils et de gorges qui gloussaient. Marie, c’était le contraire. Elle faisait partie de ces filles qu’on regarde du coin de l’œil, qui font fantasmer mais qu’on n’ose pas approcher et encore moins toucher. Trop clean, trop classe, trop cool.

Lorsque Max lui avait demandé s’il pouvait l’emmener dans l’ancienne villa, c’était en cours d’histoire-géo. Marie était assise juste à côté et mine de rien, elle devait avoir écouté car sans tourner la tête, elle avait chuchoté : « Je peux venir aussi ? »

Discussion sur portable:
Alexej:
Vous êtes où là parce que ça fait vingt minutes que je poireaute je te signale que le rendez-vous était juste en face du glacier mec.
Je me répète mais bon j'attends encore et j'en suis à la troisième clope!!! Je me barre dans deux minutes!
Max:
Sorry!!! Ça sera pour une prochaine fois. Ma mère voulait absolument m'emmener en voiture et du coup, je ne peux pas sécher le cours de guitare. On s'en va tout de suite. Sorry mec!

C’était la première fois qu’elle lui adressait la parole et il était bien content que tout le monde regarde le prof à ce moment-là parce que d’un coup, il avait eu l’impression qu’on lui avait mis une grosse torche devant le visage. Ses joues, son cou, ses oreilles, tout s’était mis à brûler en même temps. Dingue ! Pendant une demie fraction de seconde, il s’était arrêté de respirer et un éclair avait traversé son corps en faisant le tour de tous les organes. Et alors qu’en général, il ne s’intéressait pas aux fils à maman et aux petits bourgeois comme Max, il avait dit : « Ouais ! Pourquoi pas. » Le truc de ouf ! Il n’en revenait toujours pas. Lui et Max ensemble ?! Faudrait pas trop le raconter. Il se ferait prendre pour un gland. Avec Marie, c’était autre chose mais faudrait pas trop le raconter non plus. Il y en a qui feraient des sacrés yeux dans le quartier si on le voyait, lui, le fils à Vladi, avec une miss comme ça.

Depuis, il n’arrêtait pas de penser à elle. Il mettait Max en sourdine. Focus sur Marie. Il se repassait le film en boucle. A chaque fois, il faisait un zoom sur son visage. Gros plan sur les pépites d’or qui gravitaient comme des satellites dans l’espace infiniment vert de ses yeux. Ou alors il suivait le compte-gouttes de ses taches de rousseur au ralenti —ploc—ploc—ploc— et il finissait par ses lèvres dont il faisait le tour jusqu’au petit grain de beauté semé en plein milieu de son duvet peau de pêche. Pour finir, petit arrêt sur image au moment où le soleil s’était emberlificoté dans les boucles de ses cheveux. Et il la revoyait devant lui, dans la fraîcheur du mois de mars, avec son petit col roulé, heureuse, libre, volubile. La honte. Si ses potes savaient qu’il rêvait de cette fille, ils se foutraient de sa gueule.

Max n’avait pas arrêté de répéter qu’il voulait aller dans la maison et faire le tour des pièces. Un jeu d’enfant. Alex ne comprenait pas vraiment pourquoi il avait besoin de lui pour y aller. Il y avait un tas de passages un peu partout, surtout depuis qu’ils avaient abattu les arbres au bord de la route, et la porte sur le côté était ouverte. Qu’il fasse ce qu’il voulait ! Alex resterait dehors avec Marie. A la rigueur, il leur ferait faire le tour du château en vitesse. Depuis qu’il s’était fait choper, il n’y allait plus très souvent. En plus, il avait passé l’âge. De toute façon, il comptait bien sur le fait que les panneaux d’interdiction refroidissent Max dès le départ.



Lorsque Marie avait entendu qu’il y avait des statues autour d’un ancien bassin et un pavillon caché entre les ronces, elle avait flashé sur le jardin. Pour elle, c’était dommage d’y aller comme ça. « L’urbex, okay, mais sincèrement, autant faire quelque chose de cette expérience. Pourquoi pas un film ou une série de photos ? » Max avait accroché tout de suite. Alex n’avait pas trop suivi leur petit trip mais le projet avait pris forme à la vitesse grand V. Il faut dire que Marie était une vraie bombe. Elle avait juste à proposer un truc et c’était chose faite. Il faudrait venir habillé en noir. « Pour que le lieu prenne toute son ampleur. »



Elle voulait emmener son violon aussi. Sur ce, Max avait acquiescé : « Trop cool ! Le violon, c’est top avec les ruines ! » et Alex s’était senti un peu couillon au moment où elle avait demandé ce qu’il jouait comme instrument de musique. Comme si c’était normal de savoir jouer à quelque chose. Il aurait presque dit : « Moi, je sais jouer aux cons, c’est déjà pas mal. » Mais il s’était retenu et pour ne pas passer pour un nullard, il avait raconté que sa grand-mère lui avait appris quelques trucs sur la balalaïka. Max avait une guitare mais il ne voulait pas l’emmener. Trop peur de l’abîmer. Le navet ! De toute façon, pour Marie, le plus important, c’était que quelqu’un filme pendant que les deux autres jouent. Il avait eu un petit pincement au cœur quand elle avait ajouté : « Au pire, on fait comme si » en le regardant.

Apparemment, Alex était le seul à trouver leur plan chelou mais il avait préféré se taire. Après tout, Max pouvait faire « comme si ». Lui, ça ne le dérangeait pas de filmer avec son portable du moment qu’il ne doive pas faire l’imbécile devant la caméra.



Au final, Max avait quand même réussi à lui filer le numéro de Marie avant le début de son cours et maintenant, il fallait qu’il écrive ; ça risquait de durer avant qu’il trouve les bons mots. Elle était certainement du genre à mettre des points et des virgules. Pas question non plus de lui envoyer un message vocal. Ce serait trop la honte !

Adossé contre un lampadaire, il était en train de taper sa première phrase lorsqu’il entendit son nom. Il leva la tête.

Au moment où elle s’arrêta devant lui, hors d’haleine et le violon dans le dos, il y eut une explosion de satellites et son petit grain de beauté sautilla dans un sourire désarmant. Décidément, Marie n’était pas comme les autres filles.

15:57. Ils avaient encore largement le temps.

спаси́бо, Urb.ex3 ! Pour la première fois, Alexej se dit qu’ils avaient des bons côtés, les bourgeois et leurs cours de musique. Il se baissa et ramassa sa vieille balalaïka.

Note : Les messages ont été créés grâce à fakewhats.

Quelques explications

Je ne veux évidemment pas faire de publicité pour l’urbex qui est souvent en litige avec la loi. Mis à part le respect de la propriété privée, il y a de bonnes raisons pour ne pas entrer dans une maison en ruines.

Je ne dévoilerai pas non plus l’emplacement exact de ce domaine mais afin de compléter le rêve que suggèrent ces photos, sachez quand même qu’il est placé à quelques centaines de mètres d’un lac de la Suisse du Holstein. Une allée de tilleuls y menait autrefois. Aujourd’hui, ce chemin est sectionné par une route et l’allée principale est perdue dans un nirvana végétal. Dans un souci de symétrie, le bassin a été placé au milieu du jardin en bas d’un grand escalier représentatif. Plus haut, sur le côté, un pavillon exotique témoigne du bon goût d’un ancien propriétaire.

Vraisemblablement, le château a été habité au début du XXe siècle, à une époque où la grande bourgeoisie de Berlin et de Hambourg aimait se reposer hors des métropoles. Elle avait choisi entre autres les collines boisées de la région de Malente afin d’y construire des maisons secondaires. La bâtisse qui ressemble de l’extérieur à un petit palais à cause des créneaux qui couronnent sa façade n’est en réalité qu’une maison assez banale même si de nos jours, ses vitraux colorés paraissent somptueux. C’est surtout l’agencement du jardin (classé) qui mérite l’attention.

J’espère pour ce petit coin très romantique que le propriétaire actuel fera plus que de mettre des grilles afin d’éviter tout accident et qu’il saura conserver la beauté du site sans la dénaturer.

Il s’agit d’une propriété privée qui commence à se dégrader sérieusement, donc je ne conseille pas la visite. Néanmoins, quel rêve, ce château de Tsar !