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Gottorf et son bois dormant

Un quart d’heure et les tours du château eurent disparu. Du moins, on ne les voyait plus tant les arbres, les ronces et les épines «entrelacées les unes dans les autres» avaient poussé rapidement, formant un mur impénétrable. On connaît bien l’histoire de Perrault. Pendant cent ans, la belle au bois dormant resta sur son «lit en broderie d’or et d’argent», bien protégée par une végétation à la fois bienveillante et menaçante. Dans un état transitoire, moratoire entre l’enfance et une vie de femme adulte jusqu’à ce que le mur piquant s’écarte tout seul pour laisser passer le prince. C’est la version qu’on connaît en France et qui se raconte de génération en génération depuis 1697. Une version inspirée d’un ancien conte italien que Maître Perrault édulcora pour son public galant de cour.

En Allemagne, en 1812, dans un recueil de contes, on peut lire soudain l’histoire d’une autre jeune fille qui ressemble fortement à la belle Française. Elle s’appelle Dornröschen, littéralement Rose d’épine, et apparaît dans un conte des frères Jacob et Wilhelm Grimm. A l’instar de son arrière-cousine, elle bascule dans un sommeil profond après s’être blessée et si, dans la version allemande, il faut des années pour qu’une haie de ronces pousse autour du château, Dornröschen aussi est bien protégée car c’est comme si les épines formaient des mains qui retenaient les intrus passant trop près. Ce n’est que lorsque le prince s’approche de la forêt de ronces que de grosses fleurs se mettent à fleurir et qu’il peut passer. Comme au printemps, la nature se réveille, prête à être pollinisée.

Nos deux frères linguistes, selon la légende, ont transcrit sur papier les histoires d’une vieille conteuse de la région de Kassel, Dorothea Viehmann née Pierson, laquelle avait certainement des contes français dans son répertoire puisque ses ancêtres étaient huguenots et avaient fui la France après l’Edit de Nantes. Dans leur préambule aux «Contes des frères Grimm», les deux auteurs y font référence, la décrivant comme une de leurs sources principales, vantant sa mémoire et faisant de cette femme une célébrité nationale. En tout cas, ici, nous sommes à mi-chemin entre la version napolitaine de Basile où le prince viole la jeune fille dans son sommeil et la féconde, et celle de Perrault où la Belle n’a besoin que d’un regard tendre de son prince charmant pour sortir de son état comateux. Dans la version allemande, le prince embrasse Rose d’épine pour la réveiller. Les enfants, ils ne les feront qu’après le mariage. Comme ça se fait chez les bons bourgeois au XIXe siècle.

A ce moment, la vie reprend ses droits. Non seulement les habitants du château mais aussi le jardin se réveillent. Ce jardin endormi et à deux pas d’un château féérique, j’en connais un. Il existe à Schleswig, dans le nord de l’Allemagne, entre la métropole de Hambourg et la frontière du Danemark. C’est à 800 mètres du château de Gottorf qu’un jardin baroque sommeilla pendant des siècles, digne de l’histoire de la Belle au bois dormant et de Dornröschen. Personne ne s’en préoccupa jusqu’à ce qu’il soit redécouvert au début des années 1980 par Helga de Cuveland, historienne d’art.


Vue sur le château de Gottorf et son jardin sorti de son sommeil

Alors, allons y faire un petit tour car depuis son réveil, ce jardin enseveli a repris du poil de la bête (Voici encore un de ces contes qui aiment la végétation épineuse !), pour le plaisir des amateurs de jardins italiens en terrasses, d’escaliers d’eau et de dauphins aux allures de Shih Tzu.

Le jardin baroque de Gottorf

Au commencement était un Château et ce Château était celui des ducs de Schleswig-Holstein-Gottorf. Peut-être les connaissez-vous d’ailleurs puisqu’il s’agit d’une dynastie dont sont issus quatre rois de Suède et les tsars de Russie depuis 1762. En tout cas, c’est lorsque Frédéric I, roi du Danemark et duc de Schleswig, mourut en 1533 que son fils Adolf I hérita du château de Gottorf, faisant de cette bâtisse le lieu de résidence principal de sa lignée. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, ses descendants Frédéric II, Philipp, Johann Adolf, Frédéric III, Christian Albrecht, Frédéric IV et Carl Frédéric régnèrent de père en fils sur le Schleswig et le Holstein qui, politiquement parlant, appartenaient en partie à la couronne du Danemark (c’est le cas du Schleswig) et à l’Empire allemand (c’est le cas du Holstein).


Parterres de fleurs au mois de mai. Reconstitution du jardin baroque d’après le codex.

Frédéric III et l’époque de gloire de Gottorf

Au XVIIe siècle, le château de Gottorf et sa région sont un lieu de tourments et d’agitations politiques incroyables.



Aussi, il est étonnant d’apprendre que nous avons aujourd’hui le plaisir de déambuler dans un jardin baroque du grand Nord allemand grâce à Frédéric III, né en pleine épidémie de peste, balloté dans les vagues houleuses de la guerre de Trente ans, victime de la Grote Mandrenke, inondation qui dévasta le Schleswig-Holstein en 1634, héritier des coffres vides de son père ainsi que de ses dettes et qui dut se positionner entre trois grands royaumes en guerre : la Suède, le Danemark et l’Empire allemand.

Surprenant donc qu’il ait réussi tout de même à faire bâtir un jardin sur les berges d’un lac, au nord de l’île du château. Et ce n’est pas tout ce qu’il fit en matière de culture car on lui doit également la construction du Globe géant de Gottorf, une collection importante d’œuvres d’art et de peintures dont celles de Cranach, des projets de cartographie, une encyclopédie botanique dont il est question plus bas ainsi que l’idée d’une université que son fils créera à Kiel en 1665. Il est même élu membre de la Société des Fructifiants, ordre s’opposant à l’influence des langues étrangères, recherchant la pureté du haut-allemand et créant de nouveaux mots aux consonances germaniques. Curieusement, c’est à cette époque que Gottorf devint un des grands centres culturels du nord de l’Europe.

La construction du jardin

Donc penchons-nous maintenant sur la construction de ce jardin qu’on appela le Neuwerkgarten, donc le «nouveau jardin». Nous sommes en 1637 lorsque Johann Clodius, inspecteur-jardinier hollandais, est engagé afin de créer un jardin baroque à côté des deux jardins déjà existants. La vision de Frédéric III est claire. Pendant le voyage qu’il a effectué en Europe pendant sa jeunesse, il a vu des jardins manifestant la puissance de leurs propriétaires. Il souhaite démontrer qu’il fait partie lui aussi de ces gouvernants au pouvoir absolu. De ce fait, il lui faut un jardin selon le modèle des villas italiennes. Entre 1637 et 1659, le duc fait construire le bassin bleu appelé en allemand Blauer Teich, les deux terrasses inférieures qui descendent vers ce miroir artificiel ainsi que le Globe géant et son bâtiment.


Détail. Cascade d’eau en terrasses sur l’axe centrale.

Plus tard, son fils Christian Albrecht poursuivra cet uvre et fera construire les terrasses supérieures entre 1659 et 1695. Le jardinier de la cour qui succède à Clodius, Michael Tatter, a l’ingénieuse idée de souligner l’impression de profondeur en inclinant les terrasses et en concevant les terrasses supérieures plus basses et plus étroites. Un trucage emprunté au monde du théâtre. Les travaux du premier jardin italien en terrasses en Europe du Nord sont presque achevés lorsque Christian Albrecht meurt en 1694.


Cascades d’eau et terrasses à l’italienne dans le jardin de Gottorf.

A la fin de ces travaux, celui qui fait partie de la grande société, peut accéder au jardin par le biais d’une digue, monter de terrasse en terrasse en longeant les escaliers d’eau ou descendre vers le bassin d’Hercule, songer devant les jeux d’eau, chercher l’intimité des endroits cachés et des salles secrètes derrière les bosquets, déambuler entre les parterres de fleurs et les tapis de pelouse brodés de buis.



Mais toujours, le regard s’arrêtera sur l’axe perspectif, la symmétrie et les formes géométriques selon les plans de l’architecte baroque Rudolph Matthias Dallin. Ainsi, on trouvera les monogrammes en buis et graviers blancs arrangés en l’honneur du duc Christian Albrecht et de son épouse Friederike Amalie.


Parterres baroques. Composition de haies de buis et de graviers blancs.

Le bassin d’Hercule et la petite cascade

Afin de symboliser le combat du monarque contre le Mal, une statue colossale de six mètres de haut représentant Hercule dans son combat avec l’hydre à sept têtes avait été installée sur un îlot au milieu du bassin central en contre-bas des escaliers. Réalisée vers 1640, elle est certainement l’œuvre de Cornelis van Mander qui travaillait à Gottorf en tant que sculpteur de la cour.



La petite cascade du Neuwerkgarten, elle, date de 1690. A l’origine, elle fut conçue par Theodor Allers et restructurée par la suite par Johann Georg Moser. Moser, sculpteur originaire d’Eutin, copia l’œuvre de son prédécesseur sur commande de la couronne danoise et installa des vases en grès au pied de la cascade en 1772. Aujourd’hui, il s’agit d’un ensemble de bassins ornés de coquillages, de dauphins et d’escargots. Les dernières modifications eurent lieu en 1834 par l’inspecteur des travaux Wilhelm Friedrich Meyer. Il remplaça le nympheum par une temple in antis classique.



Lorsque la grande guerre du Nord fait rage et que le duc Carl Frédéric est obligé de céder Gottorf aux Danois, le jardin est ravagé et laissé à l’abandon. La statue d’Hercule est cassée et une partie de ses débris forme d’abord un conglomérat de pierres sur l’île du bassin, créant avec le temps un paysage de ruine cher aux Romantiques du XIXe siècle. Ainsi, le site servit de motif à H.P. Feddersen pour son tableau «Les débris d’Hercule» qui date de 1869. Lentement, ces morceaux de pierre disparaissent dans la vase du bassin.

Le réveil du bois dormant et un travail d’Hercule

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle (la reconstruction fut amorcée en 1993 et le jardin ouvert au public en 2005) qu’on retrouva 94 morceaux de la scupture qui passait pour avoir été perdue. Aujourd’hui, les pièces originales en grès dont le visage, la main et le torse d’Hercule ainsi que les têtes de l’hydre sont exposées dans la cuisine du château. En 1996, on fit une réplique de la sculpture et depuis, Hercule s’affiche à nouveau en plein milieu du bassin, au pied du jardin en terrasses, avec tous ses attributs, sa «léonté», manteau en peau de lion, et sa massue en olivier sauvage. Sorti de son sommeil et toujours vainqueur du Mal !



Le globe, lui, fut transféré à Saint-Pétersbourg il y a longtemps mais une reconstitution placée au milieu du jardin, à l’endroit même où l’original se trouvait, permet de mieux comprendre la vision de l’espace des savants du XVIIe siècle. A visiter !


Globe géant de Gottorf

Le codex de Gottorf, encyclopédie botanique

Vers 1980, Helga de Cuveland découvrit un codex botanique datant de 1660 à la bibliothèque de Copenhague. Pour certains, il s’agit du florilège le plus important du XVIIe siècle. En tout, quatre volumes, 363 pages de parchemins et 1180 illustrations de plantes. Des dessins réalisés à partir de 1649 par Hans Simon Holtzbecker, peintre résidant à Hambourg et qui fut engagé afin de peindre les plantes poussant dans les jardins de Gottorf. Il réalisa ses dessins à la gouache en partie sur place, dans le nouveau jardin mais aussi dans l’ancien. Aujourd’hui, on sait également que certaines plantes exotiques lui furent envoyées dans son atelier de Hambourg dans des pots spéciaux. Au fil du temps, le bibliothécaire et mathématicien Adam Olearius assembla les feuilles, formant le dit Codex de Gottorf (ou Gottorfer Codex en allemand). En 1659, ce projet fut abandonné. Frédéric III venait de mourir. Il est pensable que le duc ait eu dans l’idée de créer une encyclopédie botanique montrant la diversité florale de son jardin.

Quoi qu’il en soit, ces quatre tomes sont précieux et nous présentent un bon nombre de plantes d’Europe, mais aussi de l’Orient et des Amériques. Ainsi, on y trouve l’Aloe centenaire, un Hercule parmi les plantes et symbole de pouvoir.  Rien qu’en ce qui concerne les bulbes, Holtzbecker nous a laissé 53 sortes de narcisses, 19 sortes de jacinthes, 79 tulipes et 65 sortes d’iris. Les dessins de nombreuses plantes exotiques montrent combien l’horticulture était déjà développée durant l’époque baroque. On sait par exemple qu’au XVIIe siècle, on savait déjà construire des orangeries et des serres munies de chauffage afin de protéger les agrumes l’hiver.

Une vingtaine de plantes datant du jardin d’origine ont réussi à perdurer malgré le manque de soin. Le réveil d’un bois dormant après des siècles de sommeil. Une renaissance dont on peut se réjouir.

Visite du jardin

Attention ! Le jardin et le globe dorment en hiver. Vous ne pourrez les voir que de loin. En général, je vous conseille de vérifier les heures d’ouverture à partir d’octobre sur Internet. Par contre, la visite du jardin est gratuite. Dans le cadre de la visite du globe (environ 9 € pour un adulte), vous aurez un audioguide qui vous donnera des explications sur le jardin aussi.

A faire à Schleswig pour compléter la visite

visiter le château de Gottorf et ses nombreux musées

faire un tour au musée Viking de Haithabu ainsi qu’au Danewerk, musée danois sur le mur fortifié

visiter le musée de la ville de Schleswig

randonner le long de la Schlei ou faire un tour de bateau pour profiter du paysage magnifique de la région

Liens utiles et sources