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Les méandres de l’amour — Schwabstedt et sa tourbière

Qui ne connaît pas les rêveries de l’imaginaire, les incertitudes de l’espoir ou l’émoi des attouchements ? Peut-être aussi les efforts de l’entente et la douleur de la séparation ?

Ah ! ces histoires d’amour… Dans la littérature, on trouve un véritable kaléidoscope du cœur et des paysages intérieurs très variés. Les plus romantiques visent le happy end et réunissent leurs amoureux devant une mer dorée par le soleil couchant. D’autres par contre sont plus sombres — genre Rita Mitsouko et son refrain « ♭♫♬ Les histoires d’amour finissent maaaal … en généraaaal ♭♬♩ » Alors, c’est un gouffre noir énorme, un précipice qui s’ouvre devant une âme solitaire.

Dans ces histoires, on ne trouve pas souvent de marécages et pourtant, parfois on s’enlise dans son amour et on a du mal à s’en dépêtrer… Non, à vrai dire, les marais sont plutôt réservés aux polars. Aussi, qui va se promener dans les tourbières de Schwabstedt, ne se doute pas forcément que le paysage plat qu’il a devant lui — ces kilomètres carré de steppes aux herbes jaunies et aux trous d’eau cachés —, que ce paysage sombre et monotone a été le lieu d’un drame amoureux au XIXe siècle. Un fait divers pour la presse de 1866 et le sujet d’une toute petite nouvelle pour un grand écrivain du réalisme allemand.

En effet, Theodor Storm, juriste à Husum, avait fait chercher un jeune homme de la région après avoir entendu parler de sa disparition subite. Quelques années plus tard, il décida d’écrire ce qu’il avait vécu en tant que Amtsvogt dans « Draußen im Heidedorf » (Le village sur la lande), montrant que certains cœurs obsédés plongent dans un désespoir sans issue et finissent parfois par trouver refuge dans la mort.



A l’époque, les sites marécageux du Schleswig recouvraient encore de vastes surfaces mais depuis quelque temps, ils faisaient l’objet d’une transformation agricole importante. En effet, afin de pouvoir mieux exploiter ces sols pauvres en sels minéraux et en oxygène et d’en faire des terres arables, on s’était mis à assécher les tourbières en drainant les marais — surtout à partir de 1850. La tourbe extraite sous des conditions très pénibles était utilisée comme combustible. Ainsi, en un peu plus d’un siècle, 30.000 hectares (donc un cinquième des paysages) de tourbières hautes disparurent au profit de l’agriculture et de l’industrie dans le grand nord allemand.

Dans sa nouvelle, Theodor Storm décrit un de ces marais, le « Wildes Moor », et le compare au grand delta du Danube :


Nous roulions juste au bord de ce qu’on appelle la « lande sauvage » qui, à l’époque, s’étendait vers le nord à perte de vue. C’était comme si le dernier rayon de soleil restant sur terre avait été englouti soudainement par cette steppe lugubre. Parmi les bruyères noires et brunes, souvent à côté de mares plus ou moins grandes, quelques tas de tourbe émergeaient de l’étendue inculte ; de temps en temps, un grand pluvier solitaire lâchait son cri mélancolique en plein vol. C’était tout ce qu’on entendait et voyait.

Le village sur la lande (Theodor Storm)


Aujourd’hui, cent cinquante ans plus tard, le Schleswig-Holstein a reconnu l’intérêt écologique de ces biotopes humides et protège ses tourbières ombrotrophes. Celle de Schwabstedt qu’on appelle « Wildes Moor » — « la Tourbière Sauvage » en français — en fait partie et c’est là que je vous emmène. Nous ferons même un petit tour au bord d’une des grandes rivières de la région, la Treene.



Nous sommes du côté de la mer du Nord, au sud-est de la ville portuaire de Husum. Située à quelques kilomètres de la petite commune de Schwabstedt et tout près des méandres d’une rivière appelée la Treene, la « tourbière sauvage » représente un peu plus de 600 hectares de nos jours et elle n’a toujours pas perdu sa forme lenticulaire malgré la réduction qu’elle a subie dans le passé.



Ici, vous ne trouverez pas beaucoup de chemins pour vous promener — à peine deux ou trois dont une digue bien droite qui traverse les sols spongieux de la tourbière avant de rejoindre la Treene qui serpente vers le sud-ouest jusqu’à la rivière de l’Eider.

On marche tout droit — longtemps — longtemps — longtemps — comme Duracell et s’il n’y avait pas une petite cabane au premier tiers du parcours, je crois que dans cette nature horizontale, il serait encore plus difficile d’observer les petites bêtes cachées un peu partout.

A vrai dire, je ne sais pas combien de temps ce petit chapeau de paille restera là, au bord de la digue, car la construction commence à pencher un peu. Elle a même été stabilisée par des fils en acier pour ne pas tomber. Et pour accéder à l’échelle qui se trouve à l’intérieur, il faut marcher sur des planches qui flottent en plein milieu de l’eau trouble des marais.



Un petit sentier pédagogique qui part sur la gauche au départ du circuit vient juste d’être restauré (avril 2021) et le nouveau platelage permet de se promener au milieu des herbes, à la recherche des tapis de sphaignes, des droseras et d’un ou deux reptiles endormis.

Voici quelques impressions du mois d’octobre juste avant un bel orage aux couleurs d’arc-en-ciel.



Ce panorama pourrait paraître monotone si la nature ne s’était pas chargée de faire crier une bécasse entre les herbes ici et là ou de faire voler un aigle pêcheur de temps à autre. Sans compter les milliards de moustiques à la belle saison qui attendent leurs visiteurs avec un appétit parfois féroce et qui m’ont fait rebrousser chemin une fois. Début octobre, ils étaient là pour me sucer. Un an plus tard, fin octobre, ils avaient décidé de laisser tomber. Trop frais — ouf !

Mais revenons quand même un peu à cette petite histoire d’amour de Theodor Storm qui met en scène un juriste, son alter ego en quelque sorte, et un jeune homme qui a vraiment existé.

Un soir de novembre, Hinrich Fehse était parti de chez lui, laissant sa mère, sa femme enceinte et son enfant derrière lui. La tempête faisait rage, secouant les arbres et emportant leurs dernières feuilles dans une nuit sans lune. Alarmée puisqu’il n’était pas rentré, la famille avait fini par contacter le sacristain, lequel avait demandé de l’aide à la préfecture de Husum par la suite.

Le récit du responsable de l’enquête nous apprend sous forme de rétrospective et à la première personne que le jeune homme en question avait hérité d’une ferme endettée et qu’il avait été obligé de recourir à un mariage de raison afin de sauver la maison familiale. Cependant, le bonheur d’un premier enfant n’avait pas pu lui faire oublier qu’il en aimait une autre éperdument depuis sa tendre enfance. Sensuelle, Margarethe Glansky, la fille de la sage-femme, lui avait fait tourner la tête. Est-ce qu’elle s’était sentie flattée par ses avances et ses attentions ? En tout cas, elle n’était pas du genre à refuser une danse avec lui ou une jolie robe, même après son mariage… Jusqu’au soir où il lui dit qu’il avait vendu ses chevaux et qu’il voulait quitter sa vie de paysan pour partir aux Amériques. Avec elle.

Après avoir constaté que Margarethe voulait garder sa liberté, il alla noyer son chagrin (c’est le cas de le dire) dans un des marais de Schwabstedt… A l’endroit même où on l’avait retrouvé quelques années plus tôt, malheureux, jaloux, fiévreux. Déjà amoureux fou de sa belle Slovaque.


De jour, pas un seul fantôme, vampire ou feu follet à l’horizon… juste quelques cris d’oiseaux cachés dans les herbes.

En résumé, pas de happy end chez Theodor Storm.

A la fin, le sacristain, garant de l’ordre social et initiateur du mariage, déplore que Hinrich n’ait pas réussi à retrouver la raison et se met en quête d’un nouvel époux pour la jeune veuve tandis que les autres sont persuadés que la seule coupable du drame est Margarethe. La mère du défunt lui attribue même des forces maléfiques. Et c’est vrai qu’une ambiguïté plane. Sa peau blanche, ses lèvres rouges, ses dents pointues. Entre vamp et vampire. Ce n’est pas un hasard si à plusieurs reprises, il est question du « Weißer Alb », un fantôme blanc du Danube qui s’empare des âmes qu’il rencontre dans les steppes orientales.

Mais rassurez-vous, vous n’aurez pas de rencontre démoniaque dans les tourbières de Schwabstedt. L’aspect morbide du paysage se résume à quelques arbres morts qui dessèchent dans les marais d’automne, surtout si le ciel devient menaçant juste avant un orage…



Au sortir des tourbières — une seconde digue bien rectiligne tourne vers la droite et va rejoindre la Treene et ses canaux —, vous partirez à la découverte d’une autre nouvelle de Storm. Elle aussi a lieu à Schwabstedt ce qui montre à nouveau que l’écrivain était attaché à ce village et qu’il connaissait bien l’endroit.

Dans ce décor d’une platitude extrême, les digues représentent un des seuls reliefs. Quelle chance donc qu’une toute petite route ait été construite sur la crête de la digue principale. Elle sert uniquement aux véhicules d’entretien, aux engins agricoles et aux cyclistes. En marchant « tout en haut », vous pourrez donc admirer les méandres de la Treene qui serpente entre ses remparts, dans un paysage ultra-humide où pataugent les herbes — l’eau parfois jusqu’au cou. Un cadre si vert qu’on pourrait penser que l’adjectif allemand « grasgrün », vert comme l’herbe*, a été inventé ici.

Le voilà, le fameux « lacet d’argent d’une rivière qui arros[e] une large vallée ». Bien vu, monsieur Storm ! Effectivement, le soleil couchant lui confère une couleur métallique.

*Les dictionnaires traduisent ce mot par « vert pomme ».



Cette région est gorgée d’eau ce qui explique l’existence des tourbières qui ont été créées pendant la dernière ère glaciaire.

Des deux côtés de la Treene, de nombreux canaux drainent les prés et les champs et les quadrillent de part en part. Regardez sur une carte, c’est impressionnant. Pendant quelque temps, on suit donc fidèlement les tours et les détours de la Treene qui se cache derrière sa digue verte.


La surface rassérénée d’un canal juste après un orage d’automne

En chemin, vous découvrirez quelques barques attachées le long de la berge. On pourrait presque voir la loutre farouche ou se laisser bercer par la nature de Storm, « le doux murmure des joncs au-dessus desquels voltigent les libellules silencieuses ».


Ici, vous voyez les différentes digues de la Treene qui protègent les villages environnants des crues.

En fin de journée, vous ne trouverez pas grand monde ici — un pêcheur et deux ou trois personnes en vélo peut-être — mais au bord de la rivière, vous rencontrerez des vaches qui ruminent tranquillement.

Encore plus près de l’eau, juste au bord, vous apercevrez tous les oiseaux sauvages qui se sont donné rendez-vous pour passer la nuit ensemble et qui se dandinent dans les herbes en caquetant dans tous les sens.



Alors, il est temps de quitter ces méandres et de bifurquer vers la droite. La route remonte au point de départ. A Hollböllhuus — juste au commencement des tourbières de Schwabstedt.



Quand tout s’est assombri sur la plaine et la rouille,
que le gris des nuages estompe les méandres,
une queue leu leu de grues traverse l’air épuré,
une succession de becs tendus vers les marais,
un tir d’aile régulier et d’étranges trompettes
dans les dernières lumières de l’arrière-saison.

Une harmonie des corps dans un ciel apaisé.
Comme les histoires d’amour, quelquefois retrouvée.
Ah — l’amour ! Méandre sur méandre !

A bien y réfléchir,
un gros orage peut déboucher
sur un petit « Happy End ».*

*A part pour le pauvre Hinrich évidemment…

— FIN —



Theodor Storm est un des grands écrivains du nord de l’Allemagne. Un de ses romans les plus connus s’intitule Le Cavalier au cheval blanc (Der Schimmelreiter). Cependant, dans l’article, je me réfère à deux petites nouvelles moins connues.1

Draußen im Heidedorf (1872) se déroule en majeure partie à Rantrum, près des tourbières de Schwabstedt.

Dans la nouvelle A l’auberge « Aux plaisirs de la forêt et de l’eau » (Zur Wald- und Wasserfreude) de 1879, il décrit Schwabstedt et ses environs. Rosalie, la jeune héroïne, laisse la taverne de son père derrière elle et va se promener en barque sur la Treene. Aujourd’hui, la rivière qui fait partie du triangle fluvial appelé Eider-Treene-Sorge est un lieu privilégié des amateurs de canoë.

  1. Pour une meilleure compréhension, j’ai traduit les passages qui me semblaient appropriés. Il y a une traduction professionnelle d’Alain Cozic en ce qui concerne la seconde nouvelle (Nouvelles, 2018). ↩︎