D’après une légende ancienne
Friedrich von Statten, intendant de sa Majesté*
On retrouva le crâne en début de matinée. Le corps avait dû être enveloppé dans un tissu. Les fils qui avaient macéré dans l’argile collaient à la fontanelle. A défaut de cercueil, on avait déposé le petit crâne avec son étrange chevelure dans une caisse en bois. Pour le reste, ils avaient gratté le sol pendant des heures, à genoux. Le pasteur de Westensee m’avait fait venir par dépêche et je trouvai les habitants des deux fermes dans la cour, à inspecter les petits os brisés et tordus. Deux ouvriers de l’exploitation s’affairaient devant le trou qu’ils avaient creusé près du seuil de l’étable.
Le récit décousu de Johanna Eenhus*, servante de son état, était des plus confus. Il se trouva que la fermière, moins inculte mais tout aussi supersticieuse, confirma les faits. La servante aurait vu à deux reprises une femme, laquelle aurait raconté qu’elle avait noyé et enterré son nourrisson juste après la naissance. Il était question d’un meurtre commis il y a cent ans et le corps déterré en ce jour serait la preuve que la servante avait vraiment parlé à un spectre. La femme en question aurait de même fait promettre à ladite Eenhus de faire enterrer l’enfant au cimetière après l’avoir baptisé.
Je savais pertinemment qu’on ne démêlerait jamais cette histoire. Au vu des ossements, je pus me rendre compte que le corps avait été enterré il y a très longtemps. Ni la servante ni la fermière n’était la mère de cet enfant. Le pasteur profiterait de cette histoire pour ramener le village sur le chemin de la croyance. Il condamnerait les femmes faciles, les adultères, les criminelles. Ce faisant, il lancerait un regard sévère aux servantes, leur décrivant l’épouvante de la punition humaine et divine. Il rappellerait également à l’assemblée qu’il est de mise de ne pas tolérer les faux-pas et qu’il faut même dénoncer le vice. A Kiel et dans les cercles éclairés, on discuterait à nouveau des paragraphes juridiques concernant ce grand problème de société qu’est l’infanticide et on remettrait en question le rôle moralisateur des exécutions publiques. On ferait des discours critiques sur les conditions de vie favorisant le crime et on se pencherait sur les derniers procès. Les plus féministes citeraient Heinrich Leopold Wagner, ressortiraient le poème de Schiller et pour finir « Faust », philosophant sur la faute de Gretchen. Et le peuple, lui, regarderait de plus près le ventre des servantes, des jeunes filles à marier et des mères seules, les soupçonnant d’avoir fauté. Mais surtout, il aurait à nouveau une histoire de plus à raconter, un conte, une légende, une tragédie de femme et d’enfant.
En attendant, le corps de l’enfant serait enterré, comme il se doit, au cimetière de Westensee.
Johanna Eenhus, servante*
Paix à son âme, monsieur ! Elle a pêché mais elle a souffert le martyre aussi. Depuis cent ans, au moins, elle a dit. Je l’ai vue comme je vous vois, monsieur ! Près du puits… Elle était toute blanche et la première fois, j’ai eu tellement peur que j’ai pris mes jambes à mon cou. J’avais oublié les draps de monsieur et comme madame lésine pas sur les punitions, je me suis dit : « Faut que t’y ailles, Johanna ! Sinon, il va t’en coûter. » Donc, me voilà au puits et comme je me penche pour le ramasser, je la vois là, devant moi, toute blanche. Elle me fait des signes. La lune éclaire bien, même ici, dans la forêt. Je l’ai vue comme je vous vois, je vous assure. J’ai eu grand peur et quand je suis arrivée, je me suis cachée sous ma couette, toute la nuit. Et pourtant, je suis courageuse, qu’elle dit la fermière. Alors, le lendemain, c’était le matin, j’ai raconté à madame que je l’avais vue. Même qu’on se raconte depuis longtemps qu’il y a quelqu’un la nuit, près du puits. Et elle me dit : « Johanna, un fantôme, ça n’engage pas la conversation. C’est à toi de l’faire. » Et vous me croirez sûrement si je vous assure que je voulais plus y aller, au puits. J’avais trop peur mais j’y pensais tout le temps et une nuit, c’est comme si on m’avait forcée, j’ai cru que c’était le matin et une voix m’a dit : « Allez ! Lève-toi ! Faut aller chercher de l’eau. » En tout cas, me voilà au puits et je n’ai pas eu à attendre. Elle est arrivée de suite. Je lui demande : « Qu’est-ce que tu me veux ? Dis-moi ! » Sur quoi, elle me répond : « Le salut de mon âme. » Et la voilà qui me raconte son histoire. Vous me croirez pas mais c’est vrai. Elle connaît la maison, elle y a habité il y a cent ans, et ses parents aussi. Et elle a rencontré un homme et elle a couché avec, la damnée. Et quand elle a été grosse, elle est allée au puits et là, elle l’a noyé, l’enfant. Et elle l’a enterré, juste là, près de l’étable. Et personne n’a rien vu. Mais après, elle a vu un feu follet toutes les nuits. C’était son petit qui était pas baptisé et qui n’arrivait pas à aller au ciel. Et quand elle a été morte, ça a continué et elle y est revenue toutes les nuits. Et finalement, elle m’a dit : « Maintenant que je me suis confiée, faut que tu me promettes quelque chose. Enterre mon petit au cimetière et surtout, fais le baptiser. Tu comprends ? Donne-moi ta main et promets-moi que tu l’feras ! » Et moi, j’ai pas osé lui donner ma main mais je lui a donné un bout de mon costume et le lendemain, sur le tissu, il y avait cinq marques de doigts. Je vous l’jure, monsieur. Regardez ! On les voit là. Je vous le donne. Maintenant, j’espère qu’elle va la trouver, sa paix. Mais depuis, je pense à ce pauvre petit. Béni soit-il! On a tout trouvé. Il sera enterré, qu’il dit le pasteur. Et que le Seigneur l’attend — enfin.
La légende de Westensee
Ce que vous venez de lire ou de survoler est la version moderne d’une légende racontée dans le Schleswig-Holstein.
Une servante travaillant dans une ferme retirée près du lac de Westensee aurait rencontré le fantôme d’une femme et l’aurait aidé à trouver son salut par la suite. Celle-ci aurait été condamnée à errer toutes les nuits près d’un puits dont la source est asséchée aujourd’hui. De son vivant, elle aurait accouché d’un enfant mais l’aurait tué par crainte de représailles puisqu’elle n’était pas mariée, que le père de l’enfant avait disparu et que ses parents étaient trop sévères pour tolérer un faux-pas. Une fois le nouveau-né mort, un feu follet lui aurait rendu visite chaque nuit, montrant que l’âme de son enfant ne pouvait trouver de repos. Elle aurait fait promettre à la servante de déterrer le squelette de l’enfant, de le baptiser et de le faire enterrer au cimetière de Westensee. Selon la légende, le costume qui porte les traces des cinq doigts du fantôme serait encore exposé à Copenhague.
*Johanna Eehus et Friedrich von Statten sont des noms inventés. Il en va de même pour ces deux personnages que j’ai créés à partir de la légende du fantôme de Westensee.
L’infanticide en Allemagne
L’infanticide a toujours existé. On le rencontre non seulement dans les contes, légendes et mythes mais aussi dans les chroniques depuis l’Antiquité.
Au Moyen-Age, il n’y a que peu de traces de cas dans les documents juridiques, cependant au début de l’ère moderne, ce crime acquiert une dimension sociale en Allemagne. En même temps que les valeurs bourgeoises se développent prônant le mariage chrétien et la maternité, les femmes concernées par une grossesse involontaire se voient confrontées à un rejet systématique de la part de la société. Pire encore, on demande aux sages-femmes et à la population de dénoncer toute grossesse hors-norme. Selon les lois mises en vigueur à partir de 1516, toute personne ayant tué un nouveau-né doit être condamnée à mort.
Jusqu’au XVIIIe siècle, il est courant de pratiquer le supplice du pal et la noyade après avoir enfermé la personne dans un sac d’où l’ancien verbe « säcken » (de « Sack », donc sac) qui n’existe plus de nos jours. A la fin du siècle des Lumières, on commence à privilégier la décapitation qui paraît plus humaine. Si les exécutions ont lieu en général dans des lieux publics, c’est par mesure de dissuasion. Néanmoins, bien que les lois punissent de plus en plus sévèrement l’infanticide, de plus en plus de femmes ont recours à ce procédé dans l’espoir de se voir réhabilitées. Au total, l’infanticide représente plus de la moitié des crimes enregistrés dans les annales judiciaires ce qui montre à quel point le néonaticide est courant à l’époque.
Ce n’est que dans le seconde moitié du XVIIIe siècle qu’on commence à se pencher sur les motifs de l’infanticide. Un courant de jeunes auteurs, le Sturm und Drang, s’y intéresse vivement. Johann Wolfgang (von) Goethe qui étudie le droit à Strasbourg en fait partie. Entre 1771 et 1772, il semble avoir suivi avec beaucoup d’intérêt le procès intenté contre Susanna Margaretha Brandt. La tragédie que connaît Margarethe alias Gretchen dans « Faust » date de cette période et fait d’elle une victime du mâle séducteur et de la société. En 1776, le jeune avocat défend la cause des femmes criminelles dans sa ballade « Vor Gericht ». Cependant, lorsqu’on lui demande conseil en ce qui concerne Johanna Catharina Höhn dix ans plus tard, il plaide lui aussi pour la peine de mort.
Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle qu’on reconnaît peu à peu l’interdépendance de l’infanticide et des conditions familiales, sociales et psychiques des femmes concernées. En Bavière, la peine de mort pour infanticide est détournée au profit de peines de réclusion au début du XIXe siècle. Au Schleswig-Holstein, 80 à 85 % des femmes ayant tué leur nouveau-né étaient des servantes. Ces meurtrières avaient en général entre 20 et 30 ans et n’étaient pas mariées.
Sources intéressantes:
- Johann Wolfgang von Goethe : « Faust I », « Vor Gericht »
- Uwe Steffens : « Sagenhaftes Schleswig-Holstein. Sagen und Bilder aus dem Land zwischen den Meeren und aus Hamburgs Elbvororten », Westerland 2007. (en allemand)
- Différentes publications juridiques et historiques sur l’infanticide au XVIIIe et XIXe siècle ainsi que sur des oeuvres littéraires traitant du sujet pendant le Sturm und Drang et « Faust » (en allemand)