La différence est flagrante dès qu’on compare les deux pays : le cimetière français est minéral, son voisin allemand végétal.
Évidemment, il y a des nuances et des exceptions à la règle, comme toujours. Parmi les cimetières français que j’appellerais végétaux, on trouve les vieilles allées d’arbres du Père Lachaise et pour ce qui est des cimetières minéraux outre-Rhin, il y a peut-être celui très particulier de Nordstrandischmoor, une toute petite île de la Mer des Wadden. A cet endroit, la mort se fait discrète et pourtant radicale car on n’y trouve que quelques plaques blanchies par le sel, le vent et les marées sur le sol ras des prés salés.
Mais restons dans le conventionnel. Qui veut voir un lieu de sépulture allemand à la fois typique et exceptionnel, devrait aller à Hambourg car même sans avoir forcément voulu faire partie des records du Guinness, la métropole s’est payé le luxe d’un cimetière au superlatif. En effet, il s’agit du plus grand cimetière paysager du monde.
Dans cet article, je vous fais faire un tour à Ohlsdorf, là où les anges veillent sur leurs morts, les écureuils sautillent autour des tombes et les bus freinent pour les oies.
Premier prix pour un cimetière
Paris — 1900 — Exposition universelle.
Si vous jetez un coup d’œil sur un des vieux plans destinés aux visiteurs de la dernière Exposition universelle, vous pourrez lire « Horticulture & arboriculture » juste en-dessous de la Seine. En effet, c’est entre le Pont des Invalides et le Pont de l’Alma qu’avaient été installés différents bâtiments temporaires destinés au monde des plantes en 1900. Entre les petits pavillons et l’Aquarium se dressait le palais de l’Horticulture, un lieu d’exposition composé de deux grandes verrières de 2200 m2 chacune.
Construites spécialement pour cet événement qui dura six mois et qui accueillit 48 millions de personnes, les deux serres qui se suivaient en parallèle étaient en fait symétriques, la seconde étant destinée aux nations étrangères. C’est dans cette dernière que le cimetière de Hambourg fut présenté à un public international pour la première fois. Une exclusivité car il était encore assez récent et en plein développement.
Dans cette cathédrale de verre, de colonnettes et d’arcs en métal, dans ce décor de jardinières et d’arbres en pots, l’Allemagne avait son propre stand, mais à quoi ressemblait-il au juste ? Quelques photos anciennes nous permettent de l’imaginer.
Afin d’expliquer les particularités de ce cimetière « typiquement allemand », le directeur Wilhelm Cordes avait créé un modèle en relief à l’échelle 1:750 à l’aide de plaques de carton superposées. Il représentait Ohlsdorf dans son état actuel et intégrait les projets de construction à venir.
Ce plan en 3D trônait sur une table en plein milieu de l’espace réservé à l’Allemagne et était accompagné de 32 photographies en noir et blanc réalisées par Georg Koppmann ainsi que de 14 aquarelles en couleurs de Friedrich Wilhelm Schwinge. Plantés ici et là sur le carton colorié, de petits fanions rouges et bleus localisaient les endroits représentés aux murs. Un peu comme Google Earth aujourd’hui, Cordes avait voulu enrichir son plan topographique d’une certaine réalité photographique et d’une interprétation des lieux plus sensuelle.
Au final, l’exposition allemande plut tellement que Cordes, l’association et le sénat de Hambourg reçurent un « grand Prix ». L’idée d’un cimetière paysager sublimant la mort et la décomposition au profit d’une nature consolatrice était apparemment dans l’air du temps.
Précurseurs et modèles
Au début du XIXe siècle, le monde connaît d’importants bouleversements dans les modes de pensées. Le siècle des Lumières et les restructurations engendrées par la Révolution ont un effet de sécularisation sur les loca sacra aussi. C’est ainsi que le cimetière du Père Lachaise est créé extra muros en 1804. Il peut être considéré comme un ancêtre du cimetière de Ohlsdorf.
Plus tard, d’autres modèles similaires tels que les « rural cemeteries » de New York (1838) et de Londres (1856) associent la tradition du jardin à l’anglaise à la pensée romantique de l’époque. Ce n’est que dans les années 1860 et 1870 que les premiers cimetières paysagers apparaissent en Allemagne du nord — à Schwerin et à Kiel (Südfriedhof). De par sa taille, celui de Ohlsdorf est le plus grand. Plus tard, il deviendra lui-même un modèle pour d’autres lieux de sépulture.
L’histoire de Ohlsdorf
Reprenons l’histoire du cimetière de Hambourg depuis le début.
Cette histoire débute dans la seconde moitié du XIXe siècle, à une époque où l’industrialisation, l’urbanisation et les législations hygiénistes bouleversent les structures et les traditions européennes. Ce changement concerne également l’organisation des cimetières.
Pendant des siècles, les morts et les vivants avaient fait bon ménage en ville. Les lieux de sépulture étaient placés à proximité des églises et des habitations. Or, de nouvelles lois font leur apparition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, interdisant les sépultures à l’intérieur des sites urbains. Peu à peu, les espaces funéraires sont donc désaffectés au profit de nouvelles surfaces extra-muros. Il est question d’hygiène et d’aménagement de l’espace.
Dans le cas de Hambourg dont le port et l’industrie se développent à vitesse grand V, il faut trouver une solution aussi car la ville grandit à vue d’œil. C’est alors que Hambourg décide d’acheter 190 hectares de prés et de champs à Ohlsdorf qui se situe à 10 kilomètres de là. Plus tard, 200 hectares s’y ajouteront. Il faut s’imaginer que Ohlsdorf est alors un lieu rural. Le cimetière est d’ailleurs tellement excentré qu’en 1877, date de l’inauguration officielle, il faut compter une heure de trajet lorsqu’on prend l’omnibus tiré par des chevaux. Aujourd’hui par contre, il fait partie de Hambourg.
En haut : La fontaine de Cordes ou Cordesbrunnen a été construite d’après les plans de Wilhelm Cordes, premier directeur du cimetière. Elle est composée de deux escaliers qui entourent un bassin en grès rouge. En bas à gauche : Monumental, le tombeau de la famille Eckler réalisé par Xaver Arnold en 1905 se cache entre les arbres et les haies. En bas à droite : En avril, les massifs de rhododendrons préparent leur floraison qui attire de nombreux visiteurs entre mai et juin.
Le cimetière de Ohlsdorf est essentiellement l’œuvre de deux personnes, le premier étant Wilhelm Cordes, architecte paysagiste et directeur pendant plus de trente ans, le second, Otto Linne, qui gère et agrandit le cimetière après la mort de son prédécesseur.
C’est à Cordes qu’incombe la création d’un lieu d’inhumation en pleine nature. Humaniste et visionnaire, il suit l’esthétique des jardins paysagers romantiques et des parcs à l’anglaise. Ainsi, Cordes utilise les caractéristiques du paysage naturel et y intègre les monuments funéraires. Qu’il s’agisse de tombes, de mausolées, de chapelles ou de columbariums, tous reposent entre les arbres centenaires et sont placés près des haies. Les parterres qui privilégient les herbes et les plantes vivaces font penser aux sous-bois d’une forêt ou à la végétation des clairières.
Le paysage, surtout dans la partie appelée « Cordesteil », épouse la forme des collines et met les lacs et les étangs en valeur. Comme dans les parcs à l’anglaise et dans la lignée des théories de Hirschfeld, les chemins sont sinueux ou du moins courbés et les éléments architecturaux tels que les escaliers et les bassins se fondent dans le décor naturel des lieux.
Imposant, le tombeau de la famille Ferdinand Fera a été réalisé par Franz Brantzky en 1908. Ferdinand Fera (1885-1918) ou « Ferzi » comme il est surnommé sur la plaque commémorative qui a été posée sous le piédestal en mosaïques dorées était commerçant en vins et a été tué à Saint-Quentin pendant la Grande guerre.
En tant que successeur de Cordes, Linne est chargé d’agencer les 200 hectares qui sont rachetés ultérieurement (le « Linneteil »). Il privilégie un concept plus géométrique et plus égalitaire. Malgré les différences d’approche, à Ohlsdorf, ce ne sont pas le deuil et la tristesse qui doivent prédominer, mais plutôt l’appartenance à un cycle naturel. Aussi, les tombes sont souvent placées en retrait et même les rangées innombrables de tombes se succèdent dans des couloirs verts.
La nature avec son effet apaisant, ses lois profondes et mystérieuses, se mêle au sentiment religieux.
Wilhelm Cordes (1840 — 1917)
Depuis le départ, il est prévu que ce cimetière soit un lieu pour tous. Ohlsdorf est donc non seulement ouvert à toutes les confessions mais en plus, selon un principe d’égalité, toute personne doit pouvoir y reposer dans une tombe individuelle, les riches comme les pauvres.
Le fait que les trois premières personnes inhumées aient été des gens du peuple est donc symbolique ; pendant l’inauguration officielle de ce nouveau cimetière en 1877, la femme d’un menuisier et deux travailleurs sont enterrés solennellement. D’ordinaire, ils auraient été inhumés dans une fosse commune.
Ohlsdorf et ses sculptures
Un secteur qui attire beaucoup de touristes est celui où reposent les grandes familles hambourgeoises. Les monuments représentatifs qui s’y trouvent ont souvent des qualités esthétiques et même artistiques. C’est donc ici, dans le « vieux Ohlsdorf » créé entre 1896 et 1905, que je me suis promenée. Cette partie ancienne regroupe aussi des sculptures du début du XXe siècle.
Ma promenade est partie de l’entrée principale mais je me suis vite éloignée des grands axes pour errer dans la partie nord du cimetière. Après une boucle qui m’a permis de découvrir les chemins sinueux du Cordesteil ainsi que ses anges gardiens, ses femmes en deuil et ses scènes de séparation, j’ai traversé la route principale qui parcourt le cimetière d’est en ouest et je suis allée à la découverte des rangées plus rectilignes et plus populaires qui s’étendent entre l’étang qu’on appelle le Südteich et la chapelle n° 4.
Voici quelques sculptures qui me semblent représentatives et intéressantes à Ohlsdorf.
Les anges
J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer.
Michel-Ange (1475 — 1564)
Derrière la statue du Christ, vous trouverez plusieurs anges en bronze qui veillent. Les statues sont impressionnantes par leur taille, par leur esthétique et par la richesse des détails.
Les dignes pleureuses
Les représentations humaines qui accompagnent les tombes et les stèles symbolisent le deuil. Ces statues en marbre ou en métal représentent en général des femmes jeunes, belles et seules dont l’attitude songeuse et la gestuelle statique se veulent réconfortantes mais aussi mélancoliques. Ainsi, elles servent de modèle à la personne qui les regarde. Il s’agit d’une tristesse stoïque.
Un autre point commun : La beauté et la grâce du corps féminin sont toujours mises en valeur — soit par la nudité soit par des draperies ou des voiles qui épousent les corps. Pas de bourrelets ni de rides au programme, néanmoins, on remarque des différences dans les idéaux de beauté. A vous de deviner de quand datent ces sculptures…
Au fait, certaines statues ne sont pas uniques en leur genre. Par exemple, la jeune fille richement drapée qui tient une amphore en haut à droite a été fabriquée en plusieurs exemplaires si bien que vous la trouverez au Südfriedhof de Kiel également :
Les couples
La séparation est notre destin, un revoir notre espoir.
Inscription sur la tombe de la famille Heinrich Stein
Certaines sculptures thématisent aussi le moment de la séparation en représentant la souffrance de l’adieu ou en la sublimant par des références mythologiques.
Ainsi, le couple du tombeau de la famille Rübcke (auparavant Fritz Gerstenkorn) est composé de deux statues en bronze qui encadrent un panneau central en granit rouge. Il s’agit apparemment d’une scène d’adieu où dominent chagrin et accablement. Même si l’homme, un pèlerin ou voyageur, est retourné, sa tristesse est visible. C’est comme s’il s’en allait malgré lui. La femme qui est séparée de lui par l’élément central de la stèle n’arrive pas vraiment à retenir ses larmes. La séparation a déjà eu lieu : le couple ne se regarde pas et ne se touche pas. C’est par le biais d’une couronne de fleurs qu’ils sont encore en relation.
Dans le cas du tombeau de Schumacher/Wulff qui date de 1920, le mythe d’Orphée et d’Eurydice a été emprunté afin de sublimer cette séparation. Ici, Arthur Bock reprend l’histoire d’Eurydice, une jeune femme arrachée à la vie. Orphée, reconnaissable à sa lyre, est en train de conduire sa bien aimée à travers le monde des morts.
Qui connaît le mythe antique, sait que le jeune homme succombera finalement à la tentation. Avant de sortir des enfers, il se retournera pour regarder Eurydice, ce qui lui avait été interdit en allant la chercher. C’est pour cette raison qu’il finira par perdre définitivement sa dulcinée. Cependant, dans cette représentation moderne, nous restons sur l’image du couple réuni.
Ohlsdorf en chiffres
Vous le saviez ? Le plus grand cimetière du monde est le Wadi-us-Sallam. Il se trouve à Najaf en Irak. Ensuite viennent le cimetière national de Calverton et le cimetière national d’Abraham Lincoln aux États-Unis. Le cimetière de Ohlsdorf est le quatrième sur la liste. Voici quelques chiffres.
Superficie totale | 389 hectares |
Nombre de tombes | 235.000 (80% d’urnes) |
Total de personnes inhumées | 1.400.000 dont 200 célébrités |
Nombre d’inhumations par an | environ 4.500 |
Nombre de visiteurs par an | plus d’un million |
Parc | 36.000 arbres 450 différentes espèces d’arbres 15 lacs et étangs 2.800 bancs 800 sculptures 11 chapelles |
Infrastructure | 2 lignes de bus qui traversent le cimetière et 24 arrêts de bus (Eh oui, le bus passe vraiment dans le cimetière et on peut vraiment garer sa voiture le long de la rue principale) 17 km de routes asphaltées (30 km/h) 80 km de chemins et de sentiers 120 km de systèmes de canalisation et 700 puits |
Les célébrités de Ohlsdorf
A côté des secteurs collectifs qui regroupent certains chapitres de l’histoire mondiale ou hambourgeoise — je parle des tombes de soldats morts au combat et de pompiers disparus lors d’un incendie ravageur, des victimes de l’inondation de 1962 ou des victimes de camps de concentration —, il y a bien évidemment des lieux de sépulture hautement individuels à Ohlsdorf.
Ce sont les tombes de personnalités qui ont influencé la vie culturelle ou politique allemande. L’ancien chancelier Helmut Schmidt (1918-2015) et sa femme Loki par exemple. Ou bien certains Hambourgeois très connus tels que Carl Hagenbeck (1844-1913), créateur du zoo de Hambourg, ou « Sexy Cora » (1987-2011), une célébrité dans le monde de la pornographie et des quartiers chauds.
Ces tombes étant disséminées un peu partout dans le cimetière, il vaut mieux se renseigner au préalable avant de s’y rendre. Je ne ferai que citer certains noms car le public français ne les connaît que rarement :
- Heinz Erhardt (1909-1979), comédien populaire et humoriste de l’après-guerre
- Inge Meysel (1910-2004), comédienne et actrice populaire
- Roger Cicero (1970-2016), chanteur et compositeur de jazz et de swing
- Wolfgang Borchert (1920-1947), écrivain de l’après-guerre
- Roger Willemsen (1955-2006), intellectuel et multi-talent (on remarque ma préférence), écrivain, essayiste, modérateur et philosophe
- Jan Fedder (1955-2019), acteur populaire, personnage principal du fameux « Tatort »
Pour finir, j’aimerais parler d’une statue originale, celle de Christopher Rave (1881-1933) dont on ne soupçonne pas la vie mouvementée lorsqu’on contemple sa tombe à moitié cachée dans les rhododendrons. La sculpture qui se trouve près de la chapelle n° 4 le représente (et pas une jolie jeunette) avec un aigle derrière l’épaule. C’est un de ses élèves, Valentin Kraus, qui l’a réalisée.
Déjà âgé, il est assis, vêtu de son manteau, de son chapeau et de ses chaussures — comme prêt à affronter tous les temps. Un livre sur les genoux et la canne à la main, il regarde devant lui et semble réfléchir.
En lisant sa biographie, on apprend que ce peintre et cameraman des premières heures a été aussi explorateur. Pendant des années, il a voyagé à bord de différents voiliers, manquant de mourir à plusieurs reprises pendant ces expéditions parfois houleuses ou glaciales, mais finalement, ce n’est pas un naufrage ou une amputation dans le cercle polaire qui aura raison de lui. Atteint d’un cancer du larynx qui lui ôte l’usage de la parole, il préfère mettre fin à ses jours.
Adresse et lien
Friedhof Ohlsdorf
Fuhlsbüttler Str. 756
22337 Hamburg