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La Füsinger Au, rivière viking

Allons une fois de plus dans la région de la Schlei. Cette fois, je vous invite à remonter un cours d’eau comme le faisaient les Vikings il y a plus de mille ans lorsqu’ils transportaient leurs marchandises vers le Nord. Au fil des méandres, notre promenade en canoé nous fera découvrir le paysage de la région d’Angeln qui s’étend entre la Schlei et la frontière germano-danoise.

En premier lieu, admirons la Füsinger Au, une petite rivière considérée par certains canotistes comme un des joyaux du Nord de l’Allemagne. Partons à la rencontre d’un martin-pêcheur qui veille à tire d’aile sur son royaume et d’une rivière qui, pendant des siècles, arrosa un village viking encore plus ancien que le fameux site de Haitabu. Le plus intéressant dans cette histoire : il y a vingt ans, on ignorait encore que ce village avait existé.


Au nord-est de Schleswig, à une trentaine de kilomètres des côtes de la mer Baltique, il y a un petit hameau qui s’appelle Winningmay : quelques bungalows au bord de la Schlei, une bande de roseaux qui s’étire vers la presqu’île de Reesholm et une plage qui, en haute-saison, est séparée en deux par une guirlande de bouées.

En ce dimanche de septembre, la canicule a atteint le Nord de l’Allemagne. Rien de mieux que l’eau de la Schlei pour se rafraîchir.


A gauche, « Baden », à droite, « Surfen », au milieu, une queue leu leu de bouées colorées. La Schlei est un grand bras de mer qui pénètre dans les terres du Nord de l’Allemagne sur plus d’une trentaine de kilomètres.

Aujourd’hui, côté baignade, il y a du monde. Tandis que les adultes s’installent autour des tables de pique-nique ou profitent de la vue sur un banc, les enfants s’amusent dans l’eau et jouent avec le sable.

La Schlei se présente dans toute la largeur de ce qu’on appelle la Kleine Breite. Ici, dans l’ultime partie de ce bras de mer, la Baltique forme une sorte de baie d’environ huit kilomètres de long sur deux kilomètres de large.



Peu à peu, la brume s’évapore, faisant place à un soleil de plomb. L’eau scintille devant nous, parsemée de quelques voiliers qui semblent faire du surplace. Pratiquement pas de vent. Pas de nuages. Parfait pour notre tour.

Comme les deux rangers du parc naturel, nous avons glissé notre embarcation dans l’eau. Notre idée : remonter le courant de la Füsinger Au en canoé.

L’embouchure de la rivière, bien cachée derrière les roseaux, se trouve à 250 mètres de la plage. Alors, laissons la presqu’île de Reesholm sur notre gauche et pagayons vers la rive, en direction d’une chaumière qui se trouve en contrebas d’un talus arboré. Ce matin, la Schlei est débordante de sérénité.


Encore un dernier regard sur la Schlei et nous entrons dans l’embouchure de la Füsinger Au. A gauche : la presqu’île de Reesholm.

Ici et là, des bouées surmontées de petits drapeaux noirs signalent la présence de casiers de pêche. Nous approchons de la rivière. Entre les roseaux, quelques bateaux amarrés — un port miniature — et un pont en bois annoncent l’embouchure.

La rivière dont il va être question, l’affluent le plus important de la Schlei, a une particularité : elle porte deux noms. Dans la partie nord, près de sa source, on l’a appelée Loiter Au. A partir de Scholderup, plus au sud, on lui a donné le nom de Füsinger Au, Loit et Füsing étant deux petits villages situés au bord de la rivière. Info supplémentaire : Au signifie « petit cours d’eau » en allemand du nord.



Notre tour fait 11 kilomètres aller-retour. Il va nous mener jusqu’à la forêt de Broholm, point de chute idéal pour un pique-nique sous les arbres. Ici, nous serons à quelques centaines de mètres d’une tombe mégalithique car bien avant les Vikings, la région était déjà habitée.

Il s’agit d’une balade sur l’eau, un peu plus sportive à partir de Kahleby car plus la rivière rétrécit, plus l’eau est vive, avec des méandres qui se relayent à petits pas autour de Scholderup.

Mais commençons tout d’abord par passer devant les bateaux à moteur qui somnolent sur le côté et sous le pont. Entrons dans le monde de la Füsinger Au.



La Dreilingsbrücke
Le pont du Dreiling

Le nom du pont en bois qui relie les deux rives de la Füsinger Au au niveau de l’embouchure rappelle le temps où les habitants de la région utilisaient une barque afin de traverser la rivière, parfois avec leur bétail puisqu’il s’agissait d’une route traditionnelle pour emmener les bœufs à l’abattoir.
Qui utilisait cette Dreilingsfähre, devait payer un Dreiling, une petite pièce de monnaie utilisée dans le nord de l’Allemagne depuis le Moyen-Age et jusqu’au milieu du XIXe siècle. En 1978, un bataillon de l’armée allemande fut chargé de construire un pont pour remplacer cette barque devenue vétuste. Bien qu’il ne fut plus question de payer pour passer, on resta fidèle au nom: on parle aujourd’hui du « pont du Dreiling ».

Alors qu’au niveau de l’embouchure, la rivière paraît plutôt étroite, les deux kilomètres qui séparent le hameau de Dreilingseck de Füsing s’étalent en longs bandeaux dans un paysage dominé par les aulnes et les joncs. La rivière fait entre douze et quinze mètres de largeur, cependant, elle n’est pas vraiment profonde.



A cet endroit, l’eau de la Füsinger Au est trouble. Je plonge ma pagaie dans la décoction brunâtre qui m’entoure – une eau pleine d’algues, de pollens et de micro-organismes. Derrière l’ourlet de roseaux qui orne la rivière, des moissonneuses-batteuses postillonnent leurs résidus de paille. Des brindilles atterrissent sur la surface — pirogues miniatures sur le grand fleuve d’Amazonie.

Dans un clapotis presque inaudible, le canoé glisse entre toutes ces particules végétales qui voguent lascivement en direction de la Schlei, créant derrière nous tout un méli-mélo fugace d’arabesques. Le courant est faible. De temps à autre, on discerne la pointe d’une algue qui gesticule entre deux eaux. Dans les coudes, les nénuphars commencent à s’effranger et les herbes hautes dodelinent de la tête, asséchées et fatiguées par l’été. La chaleur est écrasante.




Juste à côté d’un pont, à l’ombre d’un arbre, un père et son fils attendent qu’un poisson morde, le fil en nylon de leur canne à pêche est tendu, immobile, à peine visible — juste un soupçon d’étincelle. Ce qu’on pêche le plus ici ? L’ide, la perche, le brochet et la truite de rivière.


Parfois, un rond se forme à la surface : un poisson qui vient gober un insecte.

Deux ou trois méandres plus loin, la Füsinger Au nous appartient : le couple de paddleurs qui était devant nous a décidé de faire demi-tour. Je les comprends un peu. Pas d’ombre et peu de variation dans ce paysage, même s’il est joli. En comparaison de l’Eider supérieure et de la Schwentine, je trouve cette partie de la Füsinger Au large et surtout assez monotone. On dirait que ses berges ont été canalisées.

En vérité, c’est le moment où il nous faudrait un casque de réalité augmentée ou une machine à remonter le temps. Alors, on pourrait se rendre compte des trésors que recèle la rive gauche. Par exemple, on verrait que derrière les roseaux, il y a un champ qui a été le lieu de fouilles intenses il y a quelques années et on remarquerait que mille ans auparavant, on y trouvait une importante colonie scandinave.



Petite expérience d’immersion. Retour dans le passé par effet de superposition, de projection, d’effets 3D : tout d’abord, au début du XXIe siècle, on verrait un homme dans ce champ, un archéologue danois de l’université d’Aarhus. Il arpenterait ce lopin de terre de long en large avec un détecteur de métal afin de vérifier une théorie qui existe depuis les années 1950. Y aurait-il eu un site viking au bord de la Schlei, à la frontière du royaume danois et de l’empire carolingien ? Une garnison peut-être chargée de surveiller l’étroit passage situé au sud de la presqu’île de Reesholm ?



Finalement, bip-bip, bingo ! des objets en bronze, en plomb et en argent, des bijoux, des haches, des pointes de flèches et des épées datant de l’époque viking. Des perles, des vases et du verre aussi. En fait, tout un monde enfoui sur 6 à 8 hectares.



Alors, sur notre écran et grâce aux fouilles de grande envergure qui ont été menées entre 2010 et 2014, on verrait surgir de terre pas moins de deux cents petites maisons de type germanique et une vingtaine de maisons longues dont une étonnamment imposante. A l’intérieur de tous ces entrepôts et ateliers s’afficheraient tout un tas d’artefacts prouvant une activité artisanale importante. Sur la Füsinger Au, on verrait des bateaux de petit gabarit. A bord : diverses marchandises.

En ce qui concerne les maisons longues, aujourd’hui, on part du principe que « Fysing » ne fut pas simplement une garnison temporaire chargée de contrôler le limes danois ainsi qu’un centre de production, mais aussi la résidence d’un chef scandinave. Il serait même probable que, durant trois siècles, une élite aristocratique locale ou régionale ait vécu ici. En tout cas, Füsing exista jusqu’au XIe siècle. Une hypothèse consiste à penser que ce site a été le berceau de la ville de Schleswig. Ce n’est pas certain, mais tout à fait possible.

En tout cas, sa situation est très stratégique. D’une part, Füsing, créé sur une presqu’île, était protégé sur trois côtés (par la rivière et des zones marécageuses au nord, par l’embouchure à l’ouest et par la Schlei au sud). De l’autre, de ce site un peu surélevé, on voyait une bonne partie de la Schlei. La muraille protectrice du Danewerk se trouvait à quelques kilomètres et Haitabu, créé 70 ans après Füsing, était visible de l’embouchure. Vu sous cet angle, il devient logique que ce village ait eu une importance militaire.

Aujourd’hui, quelques années après l’exploration intensive du sous-sol, sans casque RA, on ne voit plus rien de toute cette découverte archéologique. Tout a été rebouché. Je me demande comment l’histoire aurait tourné si le site de Füsing avait été découvert avant Haitabu. Est-ce qu’on y trouverait un musée et une reconstitution d’habitations aujourd’hui ? A vrai dire, l’idée d’une réalité augmentée ou virtuelle ne me déplaît pas.

Le Danewerk et le Seesperrwerk

Lorsque les Vikings créèrent un empire dans cette région, ils décidèrent de protéger leurs frontières et leur réseau commercial en construisant des fortifications qui s’étendaient sur des dizaines de kilomètres autour de la Schlei. On appela cette muraille danoise le Danewerk.

En général, la Schlei procurait une protection naturelle, cependant, certains passages étroits constituaient un risque. Devant la presqu’île de Reesholm par exemple, la Schlei ne fait que 40 mètres de large. C’est pour cette raison qu’en 737, un barrage d’un kilomètre fut construit en parallèle à sa pointe. Ce barrage, appelé plus tard Seesperrwerk, permettait de contrôler les passages.

Aujourd’hui, les constructions en bois se trouvent sous l’eau et font partie de notre héritage culturel mondial. Elles sont classées à l’UNESCO au même titre que Hedeby (Haitabu) et le Danewerk. Une équipe scientifique internationale surveille leur état de conservation à espaces réguliers.



Poursuivons notre route vers le plus beau segment de la rivière. Sur son site internet (une mine d’informations !), un canoéiste expert en la matière parle de « crème de la crème » et c’est vrai que cette portion, malgré le contre-courant qui nous attend, est très, très belle.




Sur les 35 kilomètres de rivière, une vingtaine est navigable en canoé. En général, la balade se fait dans le sens du courant à partir de Loit (18 km) ou de Scholderup (9 km). D’ailleurs, on peut faire appel à une entreprise de location de canoés dans les deux cas. C’est certainement pour cette raison que sur notre route, nous rencontrons un groupe de pagayeurs. Ils ont commencé leur tour en même temps et voyagent avec le courant. D’ici deux ou trois heures, on ira les chercher à Winningmay.



Plantureuses et verdoyantes, les collines qui entourent la rivière sont faites de prés, de champs et de taillis. Parfois, une rangée d’arbres plantés au bord de la rivière fait penser à un ancien chemin de halage. En tout cas, le paysage est de plus en plus rural et joliment bucolique.



Des vaches paissent à quelques mètres de nous. Lourd de feuilles, un saule pleureur trempe ses branches dans l’eau. Une maison, charmante, nous fait un clin d’œil, toute seule en plein milieu des prés. Un peu plus loin, près d’un pont qui traverse la rivière, un clocher se dresse entre les arbres. Une pointe de Kahleby.



Somme toute, le paysage est adorable, surtout entre Kahleby et Scholderup. A cet endroit, la Füsinger Au devient plus sauvage, chatoyante, noble. Elle use de toute la palette de verts pour créer un écrin où un petit éclair bleu passe en flèche de temps en temps, juste au-dessus de nos têtes — un martin-pêcheur à la chasse. Il est tellement rapide que je n’arrive pas à le photographier même si parfois, il s’installe sur une branche pendant quelques instants. Quelle vitesse, quelle couleur !


Rapide comme l’éclair, un martin-pêcheur inspecte son territoire. A peine assis, il repart à tire d’aile. Ici, il vient de disparaître derrière l’arbre de gauche…

La rivière profite des effets d’ombres pour simuler une profondeur qu’elle n’a pas. Ses rives ont été stabilisées par des pierres. Ici, l’eau est claire. Les miroitements sont somptueux.



Finalement, un ou deux kilomètres avant Scholderup, une forêt de hêtres et de frênes se dresse sur le côté, source d’ombre et de fraîcheur. La forêt de Broholm. Parfaite pour faire une halte avant de repartir vers la plage car le temps tourne à l’orage.

La Schlei est étonnante. Elle change du tout au tout. Fini le calme plat de ce matin. Au moment où nous arrivons à la plage, elle est en train de se rebeller contre le vent d’orage qui s’est levé. Effet de décalcomanie: son eau a pris les couleurs du ciel. Plus de bleu.


La surface se fripe et se froisse. Les vagues métalliques jouent au ballon avec la bouée. Au fond, vers Schleswig, la Schlei absorbe le blanc des derniers rayons de soleil. Les arbres de Reesholm vibrent et s’agitent.



Il va certainement finir par pleuvoir, mais comme dans le nord, on ne sait jamais ce que réserve le mois de septembre, c’est le moment ou jamais de se mettre à l’eau, de sentir le sable un peu vaseux de la Schlei sous ses orteils. De marcher —- sensation vraiment étrange — sur les bouts de roseaux déflétris qui se sont amassés au fond de l’eau et qui cèdent sous les pieds. Et, le corps rafraîchi par l’eau tiède, le regard en direction de Schleswig, d’observer les voiles qui se gonflent sous l’effet des rafales de vent chaud.

Un cormoran se pose sur l’eau.

Je pense au martin-pêcheur qui est resté dans le monde clos de la Füsinger Au. Est-ce qu’il est déjà blotti dans sa cavité ? Probablement pas. Il n’en a rien à faire, de la pluie — le petit oiseau arc-en-ciel.