Eh bien, […] il ne sera pas dit que des Bretons ne se seront point entêtés contre un obstacle ! Le Saint-Michel est trop long ?… Coupons le nez du Saint-Michel, c’est-à dire son beaupré, et, s’il le faut, rognons l’écusson de son étrave !
Non ! Pour Jules Verne qui vient d’arriver sur les côtes allemandes de la mer du Nord avec son frère et tout son équipage à bord du Saint-Michel, il n’est pas question de faire demi-tour tout de suite. Après avoir vu Rotterdam, il veut pousser plus loin. Aller jusqu’à Copenhague et même peut-être voir Saint-Pétersbourg.
Il le remarque, longer les côtes du Jutland serait imprudent. Mais l’idée de l’ingénieur des constructions navales qu’il a rencontré en allant vers Hambourg tient la route. En prenant le canal de l’Eider, il pourrait arriver dans la rade de Kiel le surlendemain. Dans sa tête, la mer Baltique qu’il a déjà explorée dans sa jeunesse et dont il a d’excellents souvenirs, est à portée de sa main. Dans le doute, on est allés leur chercher des cartes spéciales, on a regardé la taille des écluses, on a devisé et les officiers lui on affirmé mordicus que la canonnière prussienne qui avait réussi à passer toutes les écluses sans problèmes majeurs il y a peu de temps avait e-x-a-c-t-e-m-e-n-t les mêmes dimensions que le Saint-Michel. On a refait mesurer le navire et on est partis.
Maintenant, Jules et Paul sont près de Kiel. Tout compte fait, il a bien fallu couper le nez du Saint-Michel à la première écluse. Vu les difficultés à passer, tout le monde s’est rendu compte que la canonnière en question mesurait quand même q–u–e–l–q–u–e–s pouces de moins. Qu’à cela ne tienne ! Jules Verne et son frère ont poursuivi leur route, charmés malgré tout par ce « paysage plat, mais très vert ». Ils ont trouvé l’Eider « extrêmement sinueux » avec ses méandres « capricieux », cependant « charmant » aussi. Et c’est entre Rendsburg et Kiel, là où l’Eider est d’une « étroitesse excessive », que les deux frères se retrouvent comme en pleine jungle d’Amazonie :
Plus loin, la rivière se rétrécit et serpente en replis sinueux au milieu des grands arbres qui se rejoignent au-dessus et forment une voûte de ramure impénétrable aux rayons du soleil. Le yacht passe en glissant doucement sous ces ombrages mystérieux, entre les grosses balises de bois et le clayonnage des berges. Il semble aller vers l’inconnu. Autour de lui, tout n’est que feuillage, et la rivière disparaît dans un fouillis de verdure. Les roseaux s’inclinent devant notre soudaine apparition ; les plantes aquatiques, aux larges feuilles tranquilles, s’agitent un instant et disparaissent, comme prises d’une frayeur subite, dans les profondeurs de l’onde. Et, comme pour donner son cachet particulier à ce délicieux paysage, tandis que les chardonnerets s’échappent des buissons, les cigognes immobiles nous regardent passer sans crainte, s’enlèvent ensuite d’un vol rapide et vont se percher sur la cime des arbres ou sur le petit triangle vert qui s’écartèle au pignon des fermes.
Aujourd’hui, le canal de l’Eider que prit Jules Verne en été 1881 avec le Saint-Michel, n’existe plus. Certaines parties ont été asséchées, d’autres utilisées pour créer le nouveau canal du Schleswig-Holstein, le canal de Kiel. Mais de ce temps révolu, il existe encore quelques traces sous forme d’écluses. Elles sont là, à quelques kilomètres de la voie navale actuelle, entre deux champs vallonnés, le long d’une route de campagne ou au milieu d’une forêt débordante de verdure. Démunies de toute fonction, elles n’en sont pas moins charmantes et s’il manque les bateaux à vapeurs et les galiotes d’autrefois, la description bucolique de Paul Verne est encore de mise. La nature est toujours aussi débordante de verdure, luxuriante et sauvage.
L’écluse de Rathmannsdorf
Une de ces écluses se trouve tout près de Kiel, à deux kilomètres du canal actuel. Il s’agit de l’ancienne écluse de Rathmannsdorf. Les portes ont disparu depuis belle lurette, mais les parois de briques sont encore là, chapeautées d’herbes sèches. Tout autour, l’eau vibre sous l’effet du vent. Une poule d’eau craquète en glissant sur le tapis de lentilles vertes. On se croirait devant un étang et ce n’est qu’au second coup d’oeil qu’on remarque le petit sentier qui permet de longer ce bras mort jusqu’au canal de Kiel. Les berges sont recouvertes de joncs et de lianes qui croulent sous le poids des liserons. Le soleil crée de savoureux jeux d’ombres et de lumières entre l’enchevêtrement des feuillages. Au gré des méandres, on trouve des arbres couchés qui servent de perchoir aux canards. Et au sortir de la forêt, ce n’est plus qu’une question de deux minutes. En suivant le cours d’eau qui se rétrécit et se cache entre les arbres, nous voilà rapidement devant le canal actuel. Jules Verne qui avait été charmé par le canal de l’Eider, ne comprit pas à l’époque pourquoi construire plus grand, plus profond, plus droit. Mais parfois, l’idylle doit se plier à la modernité. En tant que visionnaire, il aurait bien dû s’en douter.
Petite information pour le palet et les ventres gourmands
A l’époque, Paul notait dans son carnet :
De jolies auberges, bâties à l’angle du chemin de halage, vous offrent leurs tables de bois peint sur lesquelles écume une bière excellente. Tout cela est gai, vif, propre, enchanteur.
Aucune idée si ce café-restaurant existait à l’époque mais qui veut se récompenser après sa promenade ou prendre des forces avant l’aventure peut s’installer à deux pas des vestiges de l’écluse de Rathmannsdorf, sur la terrasse d’un café-restaurant et se régaler d’un bon gâteau fait maison ou d’une petite bière. Pour ceux qui préfèrent le salé, ils font aussi des barbecues. Qui sait, si vous y allez l’été et en weekend, peut-être aurez-vous en plus le plaisir d’assister à un petit concert intimiste.
A faire aussi
♥ aller sur le pont aux chauves-souris
♥ se promener le long de la falaise de Schilksee ou longer les quais de Holtenau
♥ visiter les écluses du canal de Kiel ou se promener le long du canal actuel et manger un bon gâteau aux fruits au Warleberger Hof en regardant passer les bateaux
Sources et liens
- Paul Verne : De Rotterdam à Copenhague, à bord du yacht à vapeur « Saint-Michel » (Hetzel. Paris. 1881; p. 229-300) (français)
- Description du canal de Kiel datant de 1787 (français)
- Promenade entre l’écluse de Rathmannsdorf et le canal de Kiel (carte, allemand)
La photo du canal de l’Eider prise par W. Dreesen en 1894 fait partie du domaine public.