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Entre Tetris et Playmobil — La briqueterie de Borgwedel

Vous avez déjà joué à Tetris ? Essayé de créer un monde plein de tétraminos en emboîtant des briques qui tombent du ciel un peu partout ?

Ce que vous avez construit sur votre écran, la nature sait le faire aussi. A sa façon. A Borgwedel au bord de la Schlei.

Allez — venez, lisez, je vous y emmène.


La région de la Schlei

La région de la Schlei fait partie des « must » dans le nord de l’Allemagne. Au bord de cette eau, il y a de très belles villes historiques — Schleswig et ses musées, Kappeln et ses décors de voile. Il y a aussi des petits ports charmants comme celui de Maasholm qui se trouve sur la rive nord un peu avant l’embouchure et enfin, il y a des villages endormis entre les roseaux, ceux qui finissent en -by par exemple. Sieseby, Brodersby, Rieseby, Grödersby. Ils sont pleins de maisons en briques, de toits de chaume et de jardins verts qui donnent sur les champs de colza et le bleu de la « mer ».



Une mer entre guillemets car la Schlei est considérée comme un bras de mer même si elle se faufile entre les paysages champêtres comme une rivière. Ce bout de mer Baltique se fraye un chemin, se presse et se fait même parfois tout petit avant de s’étaler dans un énorme cul-de-sac après 42 kilomètres. Terminus à Schleswig, dans la Kleine Breite, « la petite largeur », où elle fait plutôt penser à un grand lac.

C’est sur un ses derniers kilomètres, à 8 km de Schleswig, que nous allons faire un saut. Une toute petite promenade au bord de l’eau dans un monde entre Tetris et Playmobil.


Borgwedel se trouve à l’endroit qu’on appelle la « Große Breite ». C’est ici que la Schlei est la plus large. Encore un virage et le regard s’étendra jusqu’à Schleswig.

Borgwedel et ses histoires de briques

J’avoue que le nom ne paraît pas très romantique et son passé ne l’est pas non plus mais le village est adorable et comme il est placé sur la rive sud de la Schlei, il déborde de soleil. Il y a même un beau désespoir du singe près du port, c’est dire.

Un peu plus à l’ouest, vous trouverez les lagunes de Haddeby et de Selk qui sont connues pour avoir accueilli les peuplades Vikings dans la métropole disparue de Heiðabýr. Aujourd’hui encore, plus d’une centaine de milliers de personnes viennent visiter le musée Viking de Haithabu tous les ans.

A l’est, après avoir contourné l’internat privé de Louiselund, on arrive rapidement au passage le plus étroit de la Schlei, à Missunde qui plaît à cause de sa belle falaise et de sa navette qui permet de passer sur la rive nord.


Le sentier qui mène vers Louiselund est fermé par souci de précaution (2021). Un énorme panneau expliquant que les pensionnaires de l’internat doivent éviter tout contact avec l’extérieur ainsi qu’une grille bloquent le passage. Pas étonnant que la direction fasse attention ! Une place coûte entre 30.000 et 40.000 € par an. Le chemin s’arrête donc actuellement après l’auberge de jeunesse et le chantier naval.

Borgwedel, lui, est plus modeste et beaucoup moins connu. Même pas 100 âmes, un petit port de plaisance, un village composé de fermes et de belles petites villas ainsi qu’un parc communal. C’est ce « Naturerlebnisraum » justement que je vais vous présenter. Sur Internet, il apparaît sous le nom de « NER Alte Ziegelei » et est considéré comme musée par Google. L’accès y est gratuit et le parcours semé de panneaux explicatifs.


Borgwedel et son petit port au début du printemps. Dans quelques semaines, le paysage aura changé. Les arbres seront couverts de feuilles et les pointes vertes des roseaux feront au moins un mètre.

Le nom de « Alte Ziegelei » se réfère au passé industriel du village car le biotope en question est situé à la place d’une « ancienne briqueterie » dont il ne reste plus grand chose. Quelques fondations en briques dans un fouillis de ronces, un hangar aménagé en salle d’exposition, un trou causé par une ancienne carrière et des briques, un peu partout. Assez pour comprendre ce qui fit vivre la région pendant 120 ans puisqu’au XIXe et XXe siècle, Borgwedel fit partie d’un grand réseau d’industrie briquetière implanté dans la région de Schleswig-Flensbourg — 88 entreprises au total sans compter celles du fjord de Flensbourg qui battait tous les records.



Au XIXe siècle, on comptait 14 briqueteries rien qu’au bord de la Schlei et il faut s’imaginer qu’à Borgwedel, les affaires allaient bon train car la fabrique créée vers 1840 avait deux avantages : il y avait des gisements d’argile sur place et la Schlei coulait juste devant sa porte. Ainsi, après avoir construit un ponton et investi dans une flotte, le propriétaire put acheminer ses produits directement par voie d’eau. Ses briques allaient essentiellement vers Schleswig et Kiel mais aussi jusqu’en Angleterre.


Le ponton a disparu depuis longtemps mais pas très loin, juste à côté du port de plaisance, vous trouverez celui-ci.

Enfin… Quand je dis « le propriétaire », je parle de propriétaires au pluriel car il y en a eu des changements, jusqu’à ce que la briqueterie ferme en 1956. Les entrepreneurs s’occupaient des affaires mais ce sont les manouvriers qui faisaient le travail. Du Made in Denmark pour commencer, du Made in Germany plus tard. Des briques fabriquées à la sueur de leur front puisque jusqu’en 1871, la fabrication de briques resta manuelle. A part quelques chevaux qu’on laissait tourner en rond pendant des heures pour ramollir la glaise, hommes, femmes, enfants, tout le monde travaillait du matin au soir et six jours sur sept. Jusqu’à ce que le gouvernement prusse réglemente les conditions de travail, du moins concernant les enfants.



Sur les listes de travailleurs, il y avait évidemment les gens du coin mais aussi un bon nombre de manouvriers originaires de Westphalie. Pas étonnant car les travailleurs de Lippe étaient réputés dans toute l’Allemagne et on avait souvent besoin de leur savoir-faire. Pour les travaux les plus ingrats, on recourait aussi aux forçats, à ceux de Glückstadt pendant l’ère danoise et aux prisonniers de guerre dans les années 1940 — à des soldats russes en l’occurrence.


Le littoral qui borde le site a servi longtemps de poubelle et est encore recouvert de vieilles briques rouges et jaunes. Plus près du port, l’action des vagues et du temps a transformé les débris en tout petits bonbons aux couleurs orangées


Les premières décennies furent donc marquées par un travail très physique et peu d’outils : extraire la glaise dans la carrière, la transporter jusqu’aux différentes zones de travail, la nettoyer, la pétrir, la mettre en forme, la faire sécher, la faire cuire, la stocker, l’empiler, l’acheminer jusqu’au port. Toutes ces étapes fatigantes se déroulaient dans un environnement souvent malsain et sans protection syndicale.


Voici un « Fehlbrand ». Il s’agit d’une brique qui s’est déformée dans le four. N’étant pas aux normes, elle a été mise de côté (jetée sur la plage quoi !). Dans le village de Borgwedel, on trouve plusieurs façades contenant des « Fehlbrände ». Les habitants avaient le droit de les emmener après le travail puisqu’elles étaient considérées comme invendables. Pour la population locale, elles avaient cependant de la valeur.

Ce n’est que vers 1871 que le paysage changea à Borgwedel. On assista alors à l’apparition de nouveaux systèmes de production — avec la Révolution industrielle, le charbon, les moteurs à vapeur et les fours à feu continu étaient devenus les garants d’une fabrication compétitive. Et Borgwedel se transforma peu à peu en un monde Playmobil avec de grandes cheminées, une dizaine de hangars et surtout un énorme four circulaire — une galerie contenant pas moins de 16 compartiments. La cadence augmenta, la terre diminua, la nature se retira. C’était l’ère du rendement.


Sur une photo prise à la fin du XIXe siècle, on ne voit pas un seul arbre sur la côte. Les cheminées du nouveau four s’élevaient vers le ciel alors que des hangars et des halles se juxtaposaient. Un monde noir et blanc qui exploitait la nature. Aujourd’hui, les arbres regagnent du terrain. L’homme ne vient que pour apprécier la jungle qui se reconstruit.

Cet arbre par exemple a joué à Tetris en poussant. Sa graine s’est posée par terre, a pris racine entre toutes ces briques. Heureuse d’avoir une chance, elle en a épousé les formes.

Après la Seconde guerre mondiale, les gisements s’épuisèrent et l’entreprise de Borgwedel finit par fermer ses portes. Les bâtiments furent démantelés. On fit tout disparaître à la dynamite.


Cet autre arbre aux racines tordues et délavées par les vagues a recouvert un tas de « Fehlbrände ». C’est un peu comme s’il le couvait. Ou comme s’il avait décidé de l’incorporer.

Depuis, la nature se reconstruit sur cet ancien site. Comme dans le monde de Tetris, elle est à l’affût de toute case vide. Ainsi, le NER de Borgwedel se remplit de verdure, de racines et d’un monde de roseaux qui enveloppent les anciennes décharges de briques et recouvrent les sols appauvris. Une petite parenthèse humaine somme toute. Intéressant à voir.

Adresse :
NER Alte Ziegelei
Achterwisch
Borgwedel

Temps de visite : environ 1 heure