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Sehlendorf et sa côte

Personne n’est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun, cependant, tend à le devenir, l’un dans l’obscurité, l’autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut.*

Hermann Hesse, Demian (roman)

Est-ce que vous vous êtes déjà véritablement aventurés dans le brouillard ?

Je ne parle pas de la lecture d’un poème d’automne nébuleux. Je ne parle pas d’une demi-heure passée au volant d’une voiture, les yeux écarquillés, dans une procession d’escargots métalliques. Je ne parle pas d’une partie de colin-maillard dans la montagne ou au bord des eaux trompeuses d’un marécage.

Je parle d’une aventure à la fois plus concrète et moins dangereuse, d’une promenade dans un lieu inconnu un jour où le brouillard est tombé sur la terre de tout son poids et ne la quitte pas, collé au sol jusqu’à la fin. Un univers cachottier de gouttelettes qui dissimule ce qui est, qui sépare chaque chose, qui rend les distances élastiques, qui remplit chaque espace et comble chaque interstice.

J’en ai fait l’expérience un jour en allant à Sehlendorf, un petit village de la côte Baltique entre Kiel et l’île de Fehmarn.



Je ne connaissais pas cet endroit. Dans un de mes guides de randonnées, l’auteur parlait d’une belle plage un peu sauvage, d’une zone lagunaire peuplée d’oiseaux migrateurs et d’un ou deux petits restos sympathiques dans l’ancien village de pêcheurs de Hohwacht. Le bulletin météo avait annoncé une brume matinale qui devait se lever et céder la place au soleil en fin de matinée. De quoi passer un bon dimanche !



En arrivant à Hohwacht, point de départ de notre promenade, nous avions trouvé une mer amputée de son horizon et des bateaux endormis sur la grève, engourdis par le froid d’hiver. Pendant quelque temps, des cygnes accompagnèrent notre marche au bord de l’eau. Soudain, un couple de cormorans traversa notre enclos de grisaille à tir d’ailes pour se perdre dans un rideau de brume. Noir — blanc — gris.

Cette matinée avait commencé comme prévue mais le brouillard épais, glaçant, nous joua un tour car il s’était incrusté partout et n’avait pas l’intention de nous quitter. A peine sut-il faire de la place pour quelques rayons de soleil avant de reprendre sa forme compacte.

C’est donc au travers de cette lumière diffuse que nous longeâmes la côte, les yeux myopes, accrochés aux détails de ce qui nous entourait. Pas à pas, dans l’incapacité de voir dans le lointain, nous en étions réduits à porter notre regard autour de nous, sur les petites choses immédiates que le brouillard avait entourées de cristaux. Il avait tout figé : les algues sur le sable, le sable sur la plage, la plage près des dunes et les dunes sur la côte. Il avait paralysé les herbes et immobilisé les arbres malgré le vent froid qui soufflait et qui enrobait tout d’une fine couche de glace.



D’herbe en herbe, nous étions arrivés devant un chemin qui entrait dans les terres.

Heureux de faire partie de cette aventure nébuleuse, en moins de deux, nous l’avions pris sans trop savoir où il allait nous mener car faisant confiance au soleil, nous pensions encore que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne perce la masse blanchâtre.



Parfois, ce que les yeux ne voient pas, les oreilles l’entendent. Les oiseaux étaient là. Ils parlaient.



L’univers ouaté de Sehlendorf nous présenta un lieu fait de roseaux emprisonnés par le gel; de flaques glacées sur des chemins sableux; d’étendues d’herbes frigorifiées; d’un méandre d’eau qui se perdait dans le néant; de quelques promeneurs silencieux et d’oiseaux aux contours indécis et aux petits cris stridents. Ce fouillis d’impressions et le mystère d’une côte solitaire et inexplorée ne nous lâchèrent pas. Nous étions en reste de ce que nous n’avions pas pu voir, même si nous ne savions pas en quoi consistait ce reste justement.



Un an plus tard

Quelle surprise donc de « revoir » Sehlendorf un an plus tard !

Le soleil nous avait préparé le terrain même s’il se le partageait avec les nuages. Les promeneurs, contents de voir autre chose que la grisaille du mois de décembre, s’étaient donné rendez-vous. Quelques chevaux étaient de la partie mais ils n’avaient pas forcément l’air de trouver leur promenade très romantique. Certains rechignaient à mettre les sabots dans l’eau froide et se méfiaient du sol qui semblait bouger devant eux.



Malgré tout, l’image d’une côte en arc de cercle qui se terminait par une falaise verte était belle. Elle nous avait échappé la dernière fois. Par contre, Hohwacht semblait bien plus proche maintenant que nous pouvions voir clair. La lagune, elle aussi, avait rapetissé. Amusés par le tour que nous avait joué le brouillard, nous riions de nous. Quoi ? Il y avait un parking là ? Et un camping juste derrière ? Et dire que nous avions pensé être devant la fin du monde et que la plage s’étirait dans l’infini du brouillard…

Comme il est étrange de marcher dans le brouillard !
Solitaire est chaque buisson, chaque pierre,
Aucun arbre ne voit l’autre, chacun est seul.**

Hermann Hesse, Dans le brouillard (poème)


Cette fois-ci, l’œil embrassait la totalité du paysage. Certains détails apparurent et prirent sens. Un bateau ancrait en face de la plage, un panneau indiquait que nous étions à 11.734 kilomètres de Bali. Ce que nous avions pris pour un petit cours d’eau indéfinissable était en fait une rivière qui reliait la mer à la lagune. Le Broeck était trop large pour être traversé, il nous barrait la route. Il fallait rebrousser chemin.



Plus loin, nous retrouvâmes le pont que nous avions pris la dernière fois, les flaques sur le chemin étaient humides, il fallait les contourner et une nouvelle génération de roseaux avait succédé à l’ancienne, le gel avait disparu, une légère mousse dansait à leurs pieds. Sur l’eau, deux cygnes.



Les yeux voyaient clair mais ce jour-là, les oreilles entendaient moins. Quatre ou cinq galloways cherchaient des herbes dans les prés salés sans broncher mais où étaient les oiseaux ? Pas de bavardages sur l’eau ni dans les joncs. C’était comme si le soleil les avait cachés. Etrangement, Sehlendorf, joli petit coin de nature, avait subi une réduction dans sa totalité. Plus petit et plus vide. Et pourtant, le soleil était là, celui qui rend tout plus clair, plus vif, plus net. Il nous prouvait que parfois, quand on les voit, les petites choses finissent par se fondre dans une masse. Contrairement à nos attentes, sans le brouillard, Sehlendorf avait perdu de son intensité en cette matinée de janvier. Une question de météo, une question de comparaison…



Au compte-gouttes

Notre première rencontre avec cette côte avait été une aventure au ralenti, comme si nous avions été obligés de nous frayer un chemin dans une jungle. La jungle, c’était le brouillard à couper au couteau. Soudain, l’absolu de notre quotidien, le « tout » habituel était devenu l’unique, le particulier, le « chacun ». Et au fur et à mesure, comme l’ami des livres qui lit lentement chaque mot d’un livre parce qu’il le savoure dans son esprit et dans son cœur, nous étions là à découvrir le roseau, l’herbe, la pierre, l’arbre et même le bruit de l’oiseau caché dans la brume. Ce puzzle d’images n’en était devenu que plus précieux et plus intense dans nos mémoires.



Etre « Dans le brouillard » pour le grand poète Hermann Hesse (1877-1962), c’est l’éternelle solitude de la vie sur Terre.

Etre dans le brouillard dans notre cas, cela avait été une expérience moins philosophique et plus sensorielle. Nous avions pu découvrir la beauté d’une nature qui joue à cache-cache et qui se livre au compte-gouttes.

Réduction — Concentration — Impression.
Une aventure partagée ensemble.
Heureusement.

* Citation originale de Hermann Hesse : « Kein Mensch ist jemals ganz und gar er selbst gewesen; jeder strebt dennoch, es zu werden, einer dumpf, einer lichter, jeder wie er kann. »

**Cette citation est tirée d’un poème très connu de Hermann Hesse intitulé « Im Nebel » (lu par Hermann Hesse lui-même) :

Im Nebel

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Einsam ist jeder Busch und Stein,
Kein Baum sieht den andern,
Jeder ist allein.

Voll von Freunden war mir die Welt,
Als noch mein Leben licht war;
Nun, da der Nebel fällt,
Ist keiner mehr sichtbar.

Wahrlich, keiner ist weise,
Der nicht das Dunkel kennt,
Das unentrinnbar und leise
Von allen ihn trennt.

Seltsam, Im Nebel zu wandern!
Leben ist Einsamsein.
Kein Mensch kennt den andern,
Jeder ist allein.

Ecrit en 1905, publié en 1908 dans Unterwegs
Dans le brouillard

Comme c’est étrange de marcher dans le brouillard !
Solitaire est chaque buisson, chaque pierre,
Aucun arbre n’aperçoit son voisin,
Chacun est bien seul.

Le monde était pour moi plein d’amis
Quand ma vie se déroulait dans la lumière;
Maintenant que le brouillard est tombé,
Je ne distingue plus aucun d’eux.

En vérité, personne n’atteindra la sagesse
S’il ne connaît aussi les ténèbres
Qui, en silence, inexorablement,
Le séparent de toute chose.

Comme c’est étrange de marcher dans le brouillard !
La vie tout entière est solitude
Nul ne connaît son prochain
Chacun est bien seul.

Source : José Corti, Poèmes choisis (1994)

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