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Lettre à Luise — Le charme du Kellersee

Kellersee, le 17/04/2020

Chère Luise,

Je suis assise entre un vieux bateau retourné et un petit saule et je pense à toi. Je suis juste au bord du lac de Kellersee, à une centaine de mètres de la Seehütte* et comme elle est fermée aujourd’hui, nous avons étalé notre couverture pour déjeuner. Derrière la haie, on entend jouer des enfants dans le jardin. Quelqu’un refait les marques du petit parking au chalumeau sur le côté. La belle saison se prépare au ralenti.



Depuis que tu as fêté tes dix-huit ans et que tu t’es mariée avec ton cher Walter, il s’en sont passées des choses autour de ton lac. Je dis « ton » car à certains égards, c’est le tien. Tu seras bien étonnée d’apprendre qu’il y a même un bateau qui t’est dédié. Ce n’est pas une barque en bois comme celle que vous aviez fait faire pour vous promener sur l’eau mais un gros bateau qui transporte du monde, beaucoup de monde même**. De nos jours, la plupart des gens ne savent plus qui tu es mais ceux qui ont choisi ton nom, l’ont fait parce que tu fais partie de l’histoire du Kellersee.

Moi qui suis de passage dans ta région, le temps d’une promenade et d’un pique-nique, je t’envie pour le charme de ton lac. Sur l’herbe du pré, des oies sommeillent, quelques-unes se dandinent jusqu’à la rive. L’eau est froide mais elles n’ont pas l’air de le remarquer. Des barques reposent autour des deux petits pontons en bois. A côté, un filet a été tendu pour accueillir d’éventuels poissons. Quelle tranquillité !



Plus loin, il y a des arbres avec les pieds dans l’eau — une île minuscule — et pas loin de là, un pêcheur avec son chien dans un petit bateau. Il vient de ressortir son hameçon pour aller plus loin. Une seconde barque croise sa route, les hommes le saluent et disparaissent derrière un virage. A ton époque, il y avait bien plus de pêcheurs ici et ils ne pêchaient pas pour le plaisir mais pour survivre. Comme les temps changent !



Je me demande pourquoi ce lac s’appelle Kellersee. Parce qu’il est un peu en contrebas peut-être ? Comme une cave ? En tout cas, il est beau même si je ne le vois pas en entier. Tu sais bien, sa forme en pièce de puzzle ne le permet pas.

Luise, est-ce que tu te souviens de tes dix-huit ans ? Tu portais ta belle robe blanche, celle avec des petits rubans roses. Il faisait beau et tu as fait la fête dans la forêt. Tes parents avaient emmené un beau pique-nique dans leur barque et même le café. Souviens-toi, tu avais décidé de te rafraîchir sous les arbres après le déjeuner, avec ton bien-aimé. J’espère que tu ne seras pas gênée en lisant ces lignes mais je suis persuadée que tu avais grande envie de te retrouver seule avec Walter. Amoureux comme il l’était, il ne pouvait pas s’empêcher de contempler tes jolies boucles brunes sous ton chapeau de paille. Quel beau cadeau d’anniversaire ! Quand vous vous êtes mis à ramasser des fraises des bois, vous vous êtes pris la main. Vous pensiez être seuls et pourtant tout le monde sait que vous vous êtes embrassés. Un petit baiser furtif. C’était au printemps 1782, avant ton mariage. Aujourd’hui, la source où tu es passée porte ton nom : la Luisenquelle. La presqu’île est la tienne aussi. Elle s’appelle « Born der Luise ».


Regarde la Malenter Au. Toujours aussi belle !

Tu serais étonnée de voir comme Malente a changé. La rivière de la Schwentine n’a pas changé de place, c’est pareil pour la Malenter Au. Par contre, pour ce qui est du petit hameau que tu connais, tout est différent. Fini le tableau pastoral dans lequel tu as vécu ! Je ne pense pas que tu aimerais les maisons d’aujourd’hui mais je me trompe peut-être. Un jour, les gens ont commencé à se déplacer en train et lorsque le chemin de fer est arrivé à Gremsmühlen et à Malente en 1866, les nobles et les grands bourgeois des grandes villes ont élu domicile ici. Berlin, Hambourg, c’était le bruit, la vitesse, les odeurs de charbon tandis qu’à Malente-Gremsmühlen, on pouvait respirer le bon air de la campagne, vivre au rythme de la forêt, entouré d’un petit vent frais, dans le paysage bien vallonné du Holstein. En somme, ils voulaient vivre un peu comme toi, Luise. Retrouver l’idylle de ton monde, les images d’un bonheur simple béni de Dieu.



Tu faisais déjà (ou est-ce que je dois dire encore ?) partie des classiques depuis longtemps, en tout cas chez ceux qui avaient de l’éducation. Tu ne manquais jamais sur une liste de mariage, toi et tes noces. Toi, la fille du pasteur de Grünau. Toi, le poème pastoral en trois idylles, la jeune fille inventée par Johann Heinrich Voß. Des pages et des pages d’hexamètres allemands, une nouveauté digne du traducteur d’Homère. Tu étais surtout le charme de la vie de campagne sans chichi, l’idéal des valeurs et des vertus bourgeoises, le monde idyllique du Kellersee.

Evidemment, les petites maisons de pêcheurs et ta chaumière ne leur suffisaient pas. Ils firent donc construire des villas dans les hauteurs et ils prirent quartier dans des hôtels aux noms prometteurs. Comme les Alpes faisaient partie des « must have seen » de tout bon touriste, un hôtelier très malin de Malente appela son hôtel « La Suisse du Holstein ». Comme s’il y avait des montagnes ici… Sans le savoir, il venait de donner un nouveau nom à ta région.



Quant à ton créateur qui venait de commencer à travailler à Eutin en tant que professeur de lettres classiques, il resta ici pendant longtemps. Ce n’est qu’en 1802 qu’il descendit vers le sud. Mis à part ses traductions d’Homère qui sont encore considérées comme admirables, tu restes son œuvre principale et la plus réussie.

Ce faisant, je rêve un peu du jour où le MS Luise, ce bateau qui a passé sa vie à faire des tours sur le Kellersee, me montrera tes petits coins, ton Grünau imaginaire. Ce n’est qu’un bateau à moteur, il y aura plein de monde mais grâce à toi, le Kellersee a encore un peu plus de charme et je t’en remercie.

M.B.

Bon à savoir

La Seehütte*

La Seehütte est un café-restaurant appelé aussi FischbrötchenCafé. Il se situe sur une petite presqu’île à dix minutes de l’auberge de jeunesse de Malente sur la rive Nord du Kellersee.

C’est près de la Seehütte que se trouve le garde pêche qui est en même temps pisciculteur. Il est responsable de plusieurs lacs dans la région dont celui du Kellersee et gère les populations de poissons du lac. Dans le cadre de ses activités de pisciculture, il participe également à des projets afin de repeupler certaines zones du Nord et de sauvegarder des espèces menacées dont la « Nordseeschnäpel » (la Corégone oxyrhynque en français).

L’endroit est en pleine nature et très idyllique ce qui fait son charme. Non seulement le café se trouve sur un chemin de randonnée mais en plus, un grand ponton accueille les bateaux de croisière qui font découvrir les lacs de la région.



Le club de pêche y a ses barques et qui veut pêcher dans ce lac connu pour son eau poissonneuse, peut se procurer une carte chez le garde pêche, H. Schwarten (ça se fait en ligne aussi). Il est même possible de louer un bateau chez lui ce qui est pratique car les bords du lac sont presque tous entourés de joncs.

La vieille Luise**

Parmi les bateaux de croisière qui se promènent sur les lacs de la région de Plön, la « Seenplatte », le MS Luise est le bateau le plus vieux de la flotte. Il croise uniquement dans les eaux du Kellersee. Ce n’est pas l’African Queen mais il date de 1936. Une antiquité.

Monsieur Johannes Janus que j’ai mentionné plus haut n’était pas simplement un hôtelier avec un sens pratique des affaires. Comme il était un bon commerçant, il sut profiter du potentiel touristique de la région. C’est pour cette raison qu’il se mit à proposer également des tours de bateau sur le lac à partir de 1882. Il était le premier à le faire — une véritable sensation dans cette région qui vivait de la pêche ! Il faut s’imaginer qu’un tour en bateau à moteur était un événement à l’époque. Quand la cheminée crachait son charbon au dessus des têtes et que le bateau se mettait à vibrer, c’était aussi pittoresque et moderne que de prendre le train. Son hôtel, la « Holsteinische Schweiz », n’ouvrit qu’après, en 1890, à une époque où la classe bourgeoise découvrait les bienfaits du tourisme et où la population commençait à instaurer la promenade du dimanche. Les hordes de touristes de cure vinrent plus tard. C’est à eux que l’on doit les immeubles de Malente, ils sont assez moches du reste, mais qui sait ce que penseront nos petits-enfants de ces cubes en béton cimenté…

Tout comme il exagéra le relief vallonné de la région sur les cartes postales représentant son hôtel (l’hyperbole du coup de crayon fait penser à de vraies montagnes), le nom de Luise fit rêver des générations. A l’époque, on l’associait forcément à l’idylle de Voß. C’était un peu comme Sissi aujourd’hui : désuet, cu-cul et si romantique qu’en secret, le cœur sourit devant autant de gentillesse, d’amabilité et de candeur. Je parie que le commentateur montrait chaque endroit où la fille du pasteur de Grünau avait paraît-il posé le pied et où Voß aimait se promener en récitant ses classiques.

Et aujourd’hui ? Je ne sais pas si le touriste d’aujourd’hui peut s’émouvoir autant en s’installant dans ce bateau mais pourquoi ne pas essayer… Le lac de 560 hectares est là, ses rives aux noms romantiques aussi et pour peu que le soleil brille, on pourrait essayer d’oublier les haut-parleurs et tous les gens autour. Et s’imaginer qu’on voit la jeune Luise et son Walter chéri nous saluer à l’ombre d’un grand arbre. Dans leur monde de fraises, de barques en bois et de café. Une vie très peace and love d’il y a longtemps.



A faire dans le coin

Évidemment, il y a aussi de nombreuses randonnées à faire dans la région, que ce soit au bord de l’eau ou en forêt. Malente est d’ailleurs une ville de cure si bien qu’il fait bon y vivre même s’il s’en dégage une atmosphère un peu vieillotte.

Sources