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Les princesses d’Eutin

Lorsque les couloirs désertés s’animent d’un froufrou désordonné, que des rires aigus retentissent dans un léger fracas de porcelaine, on sait que le Château d‘Eutin est à nouveau en train de rajeunir. La princesse du jour s’appelle Sophie et les demoiselles de la cour, vêtues de robes soyeuses, des bijoux au cou, des couronnes sur la tête et des éventails dans les mains, n’arrêtent pas de l’appeler. « Fichen » par ci, « Fichen » par là. « Fichen », comblée, se pâme. Elle est au centre de l’attention car c’est son jour de gloire.

Sophie pourrait être la petite « Figchen » venue de Stettin pour rendre visite à son oncle mais non, nous ne sommes pas en 1739 et ça fait longtemps que la petite fille qu’on connaît mieux sous le nom de Catherine, la Grande, la Tsarine, a mis un peu de vie dans le château de son tonton où à dix ans, elle rencontra son futur époux, le prochain tsar de Russie. Une première rencontre dans le jardin, paraît-il.

En vérité, nous sommes samedi 5 octobre 2019 et les parents de Sophie ont débloqué des fonds pour fêter son anniversaire royalement. Les copines ont été invitées, elles sont super contentes car elles savent que dans la pièce, elles pourront trouver tout ce qu’il faut pour jouer aux princesses. Il y a un miroir avec des bijoux partout, des sacs à mains dans un coffre et des robes à volants de toutes les couleurs. Il y a même des petits paletots pour les garçons. La table est mise à l’ancienne et dans cette belle salle à manger au plafond de stuc et aux parquets vitrifiés, on se transforme tout de suite. Pas besoin de baguette magique.



Lorsque j’arrive, les enfants ont disparu. On les entend, eux et leurs rires, dans le couloir. Leur visite vient de commencer. Sur la table, le gâteau entâmé les attend. A côté, les cadeaux déballés sont tous plus roses l’un que l’autre. Un anniversaire de fille.

Je les imagine courant et sautillant dans la cour intérieure, surprises par le froid, dans leurs jolies robes de princesses pas chaudes pour un sou. A moins que leur guide, costumée elle aussi, les ait prévenues tout comme on m’a prévenue gentiment à l’accueil qu’il n’y avait pas de chauffage dans le château et qu’il valait mieux garder son manteau. D’ailleurs, le château ferme à partir de Noël et ne rouvre ses portes qu’en mars lorsque les températures remontent et que les touristes recommencent à sortir. Selon notre guide, un chauffage nuirait aux tableaux et aux pièces qui se trouvent mieux conservés de la sorte.


C’est en haut, dans une des pièces qui donnent sur le jardin que Sophie fait la fête.

D’ordinaire, le château propose un bon nombre de visites guidées selon un programme hebdomadaire mais aujourd’hui, journée des portes ouvertes, elles se font toutes en un jour et en non-stop. C’est l’occasion de découvrir les lieux les plus sombres et les plus cachés. La visite que j’ai choisie commence dans la cave, laquelle reste normalement fermée au public, et elle finit dans les combles. En chemin, je passe par des portes inattendues, des escaliers dérobés et je découvre des pièces secrètes dont celle de Sophie.

Un esprit baroque entre Nord et Sud

Etonnant de trouver un labyrinthe dans un ouvrage qui paraît si ordonné avec ses quatre corps de bâtiment et son aspect rectangulaire.



C’est Rudolph Matthias Dallin, architecte suédois, qui donna son apparence actuelle au château. Les bâtiments avaient été victimes d’un feu ravageur en 1689 et il avait fallu les reconstruire dans leur quasi totalité. En 1716, il fut décidé de rénover et c’est ainsi qu’on engagea celui qui créa plus tard l’école d’architecture d’Eutin. En dix ans de travaux (1716-1727), le grand maître réussit à faire d’une bâtisse un peu disparate un ensemble alliant le baroque des pays nordiques à celui du Sud. Ainsi, en arrivant, on se trouve devant un beau bâtiment en brique.



Sur ce fond rouge, les fenêtres blanches, toutes flanquées de volets verts, ressortent et composent un ensemble bien rangé. La belle façade se reflète dans un fossé historique, entre les quelques nénuphars qui résistent encore à la fraîcheur du mois d’octobre. Un cadre romantique à deux pas du centre-ville et dans un grand parc aujourd’hui à l’anglaise.

Quel changement de décor lorsqu’on arrive dans la cour intérieure. Ici, l’atmosphère est méridionale, surtout si le soleil est au rendez-vous. On se croirait presque en Italie. Au fait, cette partie est accessible au tout public. Il suffit de prendre la porte principale qui passe par la grande tour carrée. Dans cette belle cour rectangulaire et accueillante, la couleur ocre des enduits se reflète dans un petit bassin central.



Sur le grand nombre de vitres du premier étage, certaines paraissent noircies juste au niveau de la Salle des Chevaliers, le Rittersaal. Effectivement, une cloison construite au XVIIIe siècle devant les fenêtres les a rendues obsolètes. Mais au juste, pourquoi renoncer à toutes ces belles ouvertures? En fait, à l’origine, les salles héritées de la Renaissance étaient aussi larges que le bâtiment. Or, comment accrocher portraits de famille et miroirs comme ça se faisait à Sanssouci et à Versailles quand on avait si peu de murs? C’est ainsi que furent créés les couloirs, les galeries intérieures qui nous font faire le tour de la cour et admirer la plus grande collection de portraits du Nord de l’Allemagne aujourd’hui.



De pièce en pièce

Reprenons donc notre fil conducteur, cette visite qu’elle soit dédiée à Sophie et à ses invitées ou aux adultes qui viennent jeter un petit coup d’œil voyeuriste sur la vie d’antan. A Eutin, les pièces ne sont pas simplement chargées d’histoire mais elles sont aussi arrangées comme si les habitants venaient de les quitter.

La table est mise, une brosse a été posée négligeamment à côté d’un petit miroir à main sur une commode, un jeu de société invite patiemment à une partie. Sous les combles, les servantes ont quitté la pièce en coup de vent pour commencer leur service.



Ce château réserve de belles surprises aux aventuriers et je ne parle pas que des caves. Qui fait attention en arrivant au château, remarquera par exemple une petite porte secrète au pied d’une tourelle. Elle se fond tellement dans la brique qu’il faut la connaître pour savoir qu’elle existe. Cette porte, elle coince car on ne l’ouvre plus si souvent. Un escalier en colimaçon, étroit comme un mouchoir de poche, mène jusqu’à la salle des petites princesses. Il fut construit pour que, jadis, les demoiselles puissent prendre ce raccourci afin d’aller se promener dans le jardin.

En montant sous les toits, on passe dans des salles opulentes dont le Salon jaune, un Salon aux tapisseries de 1830 et la Salle des Chevaliers.



Aujourd’hui, la salle des Chevaliers qui est ouverte au public depuis 2006 accueille des concerts et il est difficile de s’imaginer que, juste après la seconde Guerre mondiale, 90 personnes y aient vécu, entassés les uns sur les autres. En effet, lorsque plus d’un million de réfugiés allemands venus des contrées de l’Est arrivèrent dans le Schleswig-Holstein, on les logea là où il y avait encore de la place. En l’occurrence, de nombreux châteaux tels que celui d’Eutin furent réquisitionnés. Imaginez donc une centaine de personnes dormant, cuisinant et mangeant dans une seule salle, même grande. Pas de latrines. Des poêles de misère. Leur campement laissa des traces indélébiles. A leur départ, les pièces étaient devenues insalubres.

Au passage, il ne faut pas manquer non plus d’admirer les plafonds dont celui qui se trouve dans la Salle d’Europe. C’est avec humeur que la belle jeune femme, bien potelée, s’apprête à monter sur sa vache pour aller rejoindre son cher Zeus.



Dans ce château qui renferme un musée de cors, on trouve également une belle collection de maquettes de voiliers ayant appartenu au tsar de Russie, des tableaux immenses ainsi que des poêles créés par Tischbein, le « peintre de Goethe ».

Enfin, s’il y a une pièce à ne pas rater à mon avis, c’est bien l’église baroque qui se trouve au sein du château. Réalisée d’après la chapelle de Gottorf, elle est admirable par sa sobriété protestante malgré son aspect baroque. Son orgue impressionnant a été construit par Arp Schnitger en 1750. De temps à autre, on peut y écouter un concert. Cependant, ne vous attendez pas à pouvoir en profiter du haut de la loge princière. Elle n’est accessible que dans le cadre d’une visite comme celle que j’ai choisie.



L’épilogue d’une princesse

« Fichen » par ci, « Fichen » par là, un aurevoir hâtif à la dernière copine qui s’en va, « abgeholt » comme on dit, et Sophie pose un regard à la fois fier et mélancolique sur les robes orphelines pendant que ses parents entassent les cadeaux dans un panier. C’était une journée de princesse pleine de dorures et de porcelaine. Elle n’a pas tout écouté pendant la visite, elle a préféré rigoler avec ses copines mais elle a retenu une chose et elle sait qu’elle reviendra. Elle se voit déjà assise dans cette pièce, grande, dans sa belle robe blanche, la bague au doigt car elle sait maintenant qu’ici, on peut faire la princesse aussi quand on veut se marier.



Aussi, en repartant, elle se retourne et dit au revoir à son château, Sophie, la Grande, la Princesse.

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