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Le ras-le-bol des peaux-rouges

Leur peinture commence à s’effriter et celui de gauche a même déjà perdu une main dans la bataille mais depuis quelque temps, les Indiens de Radebeul sont sur le sentier de la guerre. Ils sont trois dehors, sous les arbres. A leurs côtés, deux loups. Pas de « hugh », pas de geste et pourtant, leur message est clair. Tandis que les deux premiers, impassibles, scrutent l’horizon, celui de droite, accroupi, a échangé sa lance contre un panneau rouge.

« Change the Mascot ! », réclament-ils. Changer de mascottes ? Que veulent-ils donc dire par là exactement ?

En fait, ces vieilles statues en résine grandeur nature en ont ras-le-bol. Ras-le-bol de leurs postures si indiennes et ras-le-bol de notre vision du monde. Ils s’adressent à nous, les Européens, ceux qui ont créé une image stéréotypée de l’Indien d’Amérique. Le costume à plume, le calumet de la paix, la hache de guerre et les peaux de bison, il en ont marre ! Ce qu’ils veulent, c’est une libération et elle commence dans nos têtes.

C’est certainement dans cette optique que dans la maison en rondins de bois appelée « Villa Bärenfett » donc la Villa Graisse d’Ours, on rencontre un autre groupe d’Indiens. Cette fois-ci, ils sont quatre. Eux aussi datent de l’époque où les musées aimaient représenter les cultures étrangères par le biais de mises en scènes mais cette petite famille a été remise au goût du jour en 2018. Ils ont tous été rhabillés et avec leurs casquettes de rappeurs, leurs survêtements de sport et leurs tuniques à paillettes, ils rompent avec les clichés passéistes et nous offrent une vision plus moderne de l’Indien d’Amérique. En espérant qu’ainsi, l’artiste n’ait pas créé de nouveaux stéréotypes… J’ai un doute.



En tout cas, le musée où nous sommes met le doigt sur un problème de base lorsqu’on aborde la représentation d’une culture : l’étrange fixité de la visualisation.

Le Karl-May-Museum

Nous sommes à Radebeul, juste à côté de Dresde, dans le Karl-May-Museum qui présente la vie d’un auteur excentrique, son œuvre et la culture des Indiens d’Amérique comme il l’a vécue… ou rêvée ? Difficile à dire !

Karl May, originaire de Saxe, est un écrivain populaire de la Belle Epoque. Si cet auteur prolifique est archiconnu en Allemagne, il est tombé dans les oubliettes françaises. Et pourtant, il fut un temps où Le Monde publia certains de ses romans… Il était d’ailleurs le premier journal à le faire paraître à l’étranger.

Sa vie farfelue et rocambolesque ainsi que son besoin de construire un mythe autour de sa personne ont certainement contribué à son succès. Avouez qu’un auteur qui a fait en tout huit ans de prison pour vols et escroqueries divers, qui s’est fait passer régulièrement pour un policier, un avocat ou pour un riche héritier martiniquais, qui s’est même caché dans les forêts de Bohême pour échapper aux forces de l’ordre, qui a fait croire pendant des années qu’il avait un titre de docteur, qui s’est fait photographier dans les accoutrements les plus exotiques afin de rendre sa vie encore plus fantastique et qui a même fait fabriquer les fusils qu’il avait inventés au préalable dans ses romans, ce n’est pas commun. Il écrivit comme un forcené, reçut autant de photographies de fans et de lettres enflammées que de critiques acerbes l’accusant de plagiat mais finalement, aujourd’hui encore, Karl May, c’est quand même un numéro.



Parmi toutes ses oeuvres, certaines ne sont plus connues car il fait partie d’une génération d’écrivains obligée de produire en masse pour fournir des romans-feuilletons. Cependant, il sut captiver son public en créant des héros exotiques qui perdurent aujourd’hui. Ainsi, l’Apache Winnetou et son frère de sang Old Shatterhand ont été pour des millions de lecteurs ce que Harry Potter et Frodo sont pour les jeunes aujourd’hui et si on ne lit plus autant les romans de Karl May de nos jours, leur univers est toujours et encore très présent. Que ce soit dans les films des années 1960, dans la parodie culte de Bully Herbig ou dans les nouvelles adaptations (la dernière date de 2016), que ce soit au sein des pow-wow, du festival de Radebeul, des théâtres en plein air de Bad Segeberg (Schleswig-Holstein) ou de Elspe (Sauerland), tout le monde connaît ces deux personnages :


Pierre Brice, acteur breton connu de tous en Allemagne (mais inconnu des Français), incarna Winnetou pendant des dizaines d’années. Même après sa mort en 2015, il est encore « le » visage de l’apache pacifiste.

Klara, la seconde femme de l’auteur, et un ami commun, Patty Frank, contribuèrent à la création de cette image culte après la mort de Karl May en 1912. Ils créèrent le musée actuel, respectant les dernières volontés de l’écrivain.


Karl May acheta cette villa en 1896 et lui donna le nom extravagant de Villa « Shatterhand ». C’est ici, dans le beau quartier de Serkowitz qu’on trouve aujourd’hui le musée dédié à l’écrivain.

Dans la villa que l’écrivain acheta à la fin du XIXe siècle et qu’il surnomma Villa Shatterhand, on peut en savoir plus sur la vie de l’auteur, ses voyages et ses conditions de travail. Derrière, le jardin actuel où il planta des arbres d’Amérique permet (surtout aux enfants) de se retrouver dans le far west. Ce jardin semble avoir été bien plus grand à l’origine puisqu’il y avait un grand verger auparavant (sa passion !). Au fond, la Villa Bärenfett, toute en bois, nous projette dans l’univers légendaire de ses héros et nous présente une collection importante d’objets datant du XVIIIe au XXe siècle et représentant la culture indienne indigène.


La Villa Bärenfett, bâtiment historique: « very typical ! »

La villa Bärenfett et ses Indiens

Lorsqu’on entre dans la Villa Bärenfett (Villa Graisse d’Ours), on entre dans l’univers des Indiens d’Amérique. Les objets sous vitrines ont été achetés en partie par le couple lors de leur voyage en Amérique en 1908 et au total, on estime la collection à 1900 artefacts ce qui en fait apparemment la plus importante d’Europe.



Actuellement, seuls 20% sont accessibles au public. Les onze scalps sont un cas particulier. Ils ont été retirés des vitrines il y a quelques années, d’un côté par pudeur puisqu’il s’agit de tissus humains, de l’autre pour respecter la paix des morts, enfin parce que leur provenance n’est pas encore réglée juridiquement. Le peuple des Ojibwe réclame encore un des scalps.



C’est la veuve de Karl May qui fit construire cette cabane en bois dans le style des maisons du nouveau continent entre 1926 et 1928. Elle avait besoin d’aide pour gérer les affaires de son époux défunt et pour s’occuper du musée. Patty Frank, artiste de cirque, collectionneur et passionné d’artefacts indiens, lui semblait parfait pour cette tâche. C’est donc pour lui qu’elle fit bâtir la Villa Bärenfett et Patty Frank y vécut jusqu’à sa mort. En contrepartie, il offrit sa collection au musée, l’étoffant au cours de ses voyages et il en devint le premier conservateur.


En tout, 16 statues en plâtre grandeur nature réalisées entre 1928 et 1944 représentent des Indiens de différentes tribus. Le costume de ce chef Dakota a été restauré en 2017 pour 15000€. Les scalps qui décoraient le manteau ont été remplacés par des répliques.

En tout cas, pendant 30 ans, Patty Frank, assis devant la cheminée, en costume de trappeur, expliqua la vie et les mœurs des Indiens du Nord de l’Amérique aux visiteurs du musée. D’après les statistiques, jusqu’à 300.000 personnes venaient voir cet univers indien par an. Aujourd’hui, il y en a moins, mais on compte quand même 50.000 touristes.


Medicine-Man

La construction d’un troisième bâtiment est prévue et lorsque ce complexe ouvrira ses portes en 2023, il donnera un vent frais à ce musée qui prend de l’âge et de la poussière. De nouveaux thèmes tels que la pensée pacifiste de l’écrivain, sa réception, les adaptations filmiques et des expositions sur la culture indienne contemporaine compléteront les expositions traditionnelles.

The Far West Feeling

Dans le jardin (surtout, ne vous attendez pas à voir un jardin énorme!), c’est ludique: on peut chercher de l’or, participer à des activités dans un grand tipi ou manger à la cowboy. Je pense que quelques impressions suffisent :



Karl May entre rêve et réalité

„Ich bin wirklich Old Shatterhand resp. Kara Ben Nemsi und habe erlebt, was ich erzähle.“

Karl May dans une lettre (1897)

Lorsqu’on prend en considération le parcours de Karl May, on ne s’étonne pas de l’ambiguïté de sa personnalité. Né pauvre dans une famille de tisserands, il réussit une ascension sociale impressionnante. Alors que jeune, il est obligé de voler et de louvoyer pour survivre (je sais, sa situation n’excuse pas tous ses larcins et ses mensonges !), au début du XXe siècle, il fait partie des écrivains établis et célèbres. Il gagne bien sa vie même si des procès le poursuivront presque toute sa vie. Il est aimé du public. Il peut se permettre d’acheter une superbe villa avec un grand terrain autour, de partir en voyage dans les pays d’Orient pendant 16 mois et plus tard dans le Nord de l’Amérique. La deuxième partie de sa vie paraît presque ennuyeuse en comparaison du jeune saltimbanque un peu fou des débuts. Pourtant, il se dégage un goût d’exotisme et d’aventure de son appartement bourgeois, une envie de rêve.



Fait singulier: La plupart de ses romans d’Amérique ont été écrits avant son voyage. En réalité, ses descriptions de paysages qui peuvent paraître trop longues de nos jours sont toutes basées sur la lecture de dictionnaires, de récits et de livres spécialisés. Karl May n’est jamais allé voir les prairies de ses romans. Par contre, regardez sa bibliothèque et vous comprendrez que cet homme était érudit et avide de savoir. Si Karl May avait vécu à l’heure actuelle, je pense d’ailleurs qu’il aurait été internaute.


L’impressionnante bibliothèque de Karl May

Ainsi, sans avoir mis les pieds dans le nouveau monde, il en fait le lieu principal de ses rêves et de ses livres. Aussi, lorsqu’il prétend qu’il est vraiment Old Shutterhand ou Kara Ben Nemsi et qu’il a vécu ce qu’il raconte, qu’il n’invente rien, certains critiques le prennent pour un farfelu, pour quelqu’un qui ne discerne pas le rêve de la réalité. Certains supposent même une maladie mentale, une dissociation. Ses propos autobiographiques sont ambigus. Il faut l’avouer.


Le salon d’écriture oriental de Karl May. Escapisme garanti !

Evidemment, on peut partir du principe qu’il se sert de ces propos à des fins de selfmarketing, qu’il est peut-être narcissique ou même peut-être malade mais en matière de littérature, nous avons affaire à un procédé d’écriture très intéressant: la reformulation du vécu et la mise en scène fantaisiste de la réalité. Les critiques ont longtemps blâmé cette tendance chez Karl May, faisant de lui un mythomane mais pourquoi serait-ce reprochable du point de vue de ses oeuvres ?

De manière radicale, il évince les frontières entre auteur, narrateur et personnage. Le moi dans Winnetou, c’est Karl, le Saxon, l’ingénieur venu construire une voie de chemin de fer en plein territoire indien mais c’est également Karl, le Saxon, l’écrivain qui se met en scène, qui devient en même temps que son alter ego le frère de sang de Winnetou. Il vit dans un monde d’aventure lointain où une amitié vraie est possible, où le Bon gagne et le Mal perd et où les deux frères se battent pour la bonne cause. Un monde qu’il offre à ses lecteurs. Un rêve dans la réalité d’une lecture.

Ainsi, le succès des romans de Karl May peut s’expliquer par la présence des motifs traditionnels de la littérature de jeunesse, par des structures et des antagonismes classiques (de manière très stéréotypée, nous avons les bons et les méchants Indiens) et par une histoire rebondissante d’aventures mais aussi par la forme du discours choisi.


Submergé par les lettres de ses fans, Karl May prie de patienter car il ne peut pas répondre tout de suite et demande des photos pour son Leser-Album, son album de fans.

Ce succès perdure. Au sortir de la seconde Guerre mondiale, le besoin de s’identifier à un personnage positif est très présent dans la société allemande. Il y a assez de coupables. Winnetou et Old Shatterhand représentent cet idéal de paix et de solidarité. Un spécialiste de Karl May, Michael Petzel, va jusqu’à dire que nous sommes tous les héritiers de ces deux héros, surtout ceux qui s’investissent pour les droits des minorités aujourd’hui.

Karl May, le visionnaire, le spirituel et le pacifiste

En tout cas, actuellement, le musée semble mettre en valeur la pensée pacifiste de Karl May. Malgré sa description très caricaturale et assez irréaliste du monde indien qui renforça les clichés et qui eut une grande influence sur notre image du bon/mauvais Indien, cette philosophie à fond religieux est présente en règle générale dans ses romans.

Sa vision optimiste de la Rédemption et de la Paix, son souhait que l’Homme puisse être éclairé par la Raison, il les développe surtout dans les dernières années de sa vie et sincèrement, ce chapitre est tout aussi intéressant que les autres.



Son dernier discours en public, un message de paix humaniste, il l’a tenu quelques jours avant sa mort. Il portait le titre « Empor ins Reich der Edelmenschen », c’est-à-dire « Vers le royaume des Hommes nobles ». Quoi qu’il en soit, les projets actuels concernant une nouvelle muséographie veulent montrer le côté visionnaire de Karl May. Une leçon de tolérance dont la société européenne actuelle a besoin en ce moment, me semble-t-il !

Il reste donc à espérer que ce musée, remis au goût du jour, nous aide à changer de mascottes. Ou qu’ils corrigent cette image figée de l’Indien que nous trouvons dans les histoires de Karl May. Que nous puissions apprécier l’univers créé par Karl May en tout état de cause. Que les trois Indiens enterrent la hache de guerre. Enfin !

Pour finir, laissons la parole à Monsieur May :

Adresse du musée

Karl-May-Museum, Karl-May-Straße 5, Radebeul (site)

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